La bataille de Zamboanga
ZAMBOANGA (Philippines), 26 sept. 2013 – Je suis de repos chez moi à Manille quand j’entends, à la radio, qu’une violente bataille a éclaté entre les troupes gouvernementales et des indépendantistes musulmans à Zamboanga, le grand port de l’île de Mindanao, dans le sud des Philippines. Ma première pensée est : «oh non! Encore!» Mais je sais que cette histoire, il faut que je la couvre. Les combats s’annoncent déjà comme les plus violents depuis des années.
Le conflit dans le sud des Philippines, une région musulmane dans ce pays majoritairement catholique, dure depuis plus de quarante ans. Des négociations de paix sont en cours entre le gouvernement central et le Front islamique moro de libération (MILF), la plus grosse organisation séparatiste de la région. Depuis quelques années, la violence a diminué. Mais un groupe séparatiste minoritaire, le Front moro de libération nationale (MNLF), s’estime marginalisé et a repris la lutte armée. Le 9 septembre, il a lancé l’attaque sur Zamboanga.
Deux cents insurgés ont débarqué dans cette ville d’un million d’habitants dont ils ont déclaré «l’indépendance». Ils ont conquis des quartiers entiers et pris des dizaines d’otages pour leur servir de boucliers humains. Des milliers d’habitants ont fui Zamboanga. Les troupes de choc de l’armée philippine ont lancé une opération d’envergure pour déloger les séparatistes.
Comme je le craignais, à l’aéroport de Manille, tous les vols pour Zamboanga sont annulés. Mais par chance, le lendemain, 10 septembre, je trouve une place à bord d’un avion pour Pagadian, située à environ 260 km de ma destination. Le trajet en voiture jusqu’à Zamboanga me prend tout de même six heures. J’entre dans la ville en guerre après avoir été ralenti par des dizaines de contrôles militaires sur la route. Je me rends immédiatement sur le terrain des affrontements, dans le quartier de Santa Barbara.
Impossible, pour les médias, de couvrir les hostilités des deux côtés à la fois. Passer dans les rangs des rebelles est matériellement impossible, à cause des soldats qui nous en empêchent, à cause de la quasi-certitude de se prendre une balle en se déplaçant d’un camp à l’autre, et surtout parce que, pour les séparatistes, un journaliste constituerait un otage de premier choix… Je prends donc toutes mes photos depuis les positions de l’armée régulière. Je n’ai pas le choix.
En arrivant à Santa Barbara, j’aperçois des centaines de soldats qui se reposent, à couvert, l’air exténué après avoir combattu les insurgés pendant des heures. Nous sommes à 300 mètres de la «ligne de front». Sporadiquement, les rebelles harcèlent les troupes gouvernementales au mortier, au RPG et à l’arme automatique. Les soldats ripostent au fusil M-16 et à la mitrailleuse lourde. Dans un immeuble, je tombe sur des tireurs d’élite de l’armée. Ils me crient de me baisser: des snipers ennemis sont là, tout près, guettant les têtes qui dépassent. C’est une situation extrêmement dangereuse. Je me dépêche de prendre quelques photos avant de battre en retraite.
Le lendemain, une accalmie s’installe. J’en profite pour visiter le centre d’évacuation où des centaines de civils, pris entre deux feux, se sont réfugiés. En milieu de matinée, j’apprends que les combats ont repris dans le quartier de Santa Catalina. Je saute dans un taxi triporteur et je me rends sur place. Je m’aperçois vite que le chauffeur, trop effrayé pour s’approcher de la zone, est en train de tourner en rond… Je finis par abandonner ce moyen de locomotion pour me précipiter à pied vers la bataille. A peine ai-je pris quelques photos que j’apprends que d’autres combats encore plus violents font rage à Santa Barbara, le quartier où je me trouvais la veille.
Quand j’arrive sur place, plusieurs maisons sont en flammes. Les soldats m’empêchent d’approcher. Ils disent que les rebelles, postés au bout de la rue, tirent sur tout ce qui bouge.
Les pompiers arrivent pour éteindre l’incendie mais là encore, les soldats les dissuadent de s’approcher de crainte qu’ils ne se fassent tirer dessus eux aussi. Au bout d’une heure, ils les autorisent enfin à passer. J’en profite pour sauter à l’arrière de l’un de leurs camions afin de traverser, en toute sécurité, la rue qui se trouve dans la ligne de mire des snipers rebelles.
Mais après avoir pris mes photos de l’incendie, il me faut retourner de là où je viens… Et cette fois, plus de voiture de pompiers derrière laquelle m’abriter des tirs. Les soldats acceptent de donner un coup de main aux journalistes et se mettent à faire feu en direction des rebelles pour nous couvrir pendant que nous traversons la rue à toutes jambes, un à un. Quand mon tour arrive, je suis épuisé. «Cours!» m’ordonne un soldat. Mais j’en suis incapable. Je sens ma dernière heure arrivée. Miraculeusement, malgré ma lenteur à traverser la rue, aucune balle ne m’atteint.
Les journées suivantes sont tout aussi intenses. A l’aube du vendredi 13 septembre, les blagues sur les catastrophes qui vont nous arriver ce jour-là vont bon train parmi les journalistes. Dans l’après-midi, nous nous rendons auprès d’un commando qui, avançant à couvert derrière des blindés, se lance à l’assaut des positions rebelles. Un duel au lance-grenades éclate. Un projectile explose à quelques mètres de nous, blessant deux militaires. C’est le chaos. Tout le monde est sonné par le bruit de l’explosion. Je me dis que c’est le moment de déguerpir. Tous mes collègues journalistes semblent avoir la même idée au même moment et courent se mettre à l’abri. Derrière nous, les soldats continuent à tirer de façon nourrie vers les positions rebelles.
Au bout d’une semaine, les militaires nous interdisent purement et simplement de nous approcher de la zone des combats. Avec plusieurs autres reporters, nous ne l’entendons pas de cette oreille. Nous tentons de contourner les barrages pour nous approcher quand même des points chauds mais à chaque fois, les policiers et les militaires sont plus rapides que nous et nous nous faisons refouler. Les jours passent, et la bataille de Zamboanga ne se résume plus, pour nous, qu’à des colonnes de fumée noire dans le lointain.
Et puis, un matin, nous apprenons que près de 150 personnes retenues en otage par les rebelles ont été libérées dans la nuit ou ont réussi à s’échapper. Nous partons vers le poste de commandement de l’armée à Santa Barbara, où ces ex-otages vont être rassemblés. Vers huit heures du matin, un camion militaire arrive. Une dizaine de personnes en débarquent, hagardes, épuisées, et nous fixent l’œil vide. Il y a de jeunes enfants au sein du groupe. Personne ne parle. Un étrange silence règne sur cette scène, on n’entend que le bruit des appareils photo qui se déclenchent.
Aux dernières nouvelles, après deux semaines de combats, la bataille de Zamboanga a fait 173 morts et plus de cent mille déplacés.
Teodoro Aljibe est reporter-photographe au bureau de l'AFP à Manille.