Et Staline décéda : retour sur un scoop
Au début des années 1950, ses apparitions publiques sont rares. Staline passe la plupart de son temps à sa datcha de Kountsevo, dans la banlieue de Moscou. En octobre 1952, il prend pour la dernière fois publiquement la parole pour clôturer les travaux du 19ème congrès du parti communiste de l'URSS, sans clarifier la question de sa succession.
Nous sommes en pleine guerre froide. Les informations circulent mal entre les deux côtés du rideau de fer. Les journalistes étrangers en poste à Moscou ne peuvent pas transmettre instantanément les nouvelles, en raison de la censure et de la lenteur des transmissions. L'AFP a donc un service dédié aux "écoutes" russes, branché en permanence, depuis Paris, sur les émissions intérieures de Radio Moscou, et qui surveille aussi l'agence officielle Tass.
Parmi les journalistes de ce service, on trouve de nombreux émigrés russes, parfois éminents. Comme Arkady Stolypine, fils du Premier ministre du tsar Nicolas II, Piotr Stolypine, assassiné par un anarchiste à l'opéra de Kiev en 1911.
Tous savent qu'ils doivent être aux aguets. A l'aube du 4 mars 1953, le journaliste de permanence, M. Volokhine, est le premier à apprendre que la santé du tyran s'est soudainement dégradée.
Comme il le racontera dans une émission diffusée en novembre 1953 par la Radiodiffusion Télévision Française (RTF), "c'était une nuit absolument calme. J'écoute Radio Moscou, à 06H00. Je m'attendais à un éditorial absolument banal, comme il y en a tous les jours. Soudain, je m'aperçois qu'il y a simplement de la musique, qui dure jusqu'à 06h30 (...) Ca m'a paru bizarre, cette affaire-là. Il ne me restait plus que 10 minutes, j'allais m'en aller. C'est alors que j'entends la voix, cette voix terrible du speaker de la guerre de 41 à 45 de Radio Moscou (...) J'ai compris seulement trois choses, qu'il annonce avec une voix de tonnerre : Staline. Hémorragie cérébrale. Paralysie côté droit."
"Radio Moscou était très parasitée (...) Je me précipite sur mon disque, je réécoute de nouveau : 10 mn après, j'ai réussi à reconstituer le texte, et 15 mn après, tout était fini, le communiqué était diffusé."
Le communiqué disait précisément que "le généralissime Staline a eu une hémorragie cérébrale subite qui, ayant envahi les parties vitales du cerveau, a entraîné une paralysie de la jambe droite et du bras droit ainsi que la perte de la conscience et de la parole".
Les journalistes des écoutes sont dès lors en état d'alerte maximale, guettant toute nouvelle indication sur l'évolution de sa santé. Trois journalistes russophones et deux rédacteurs chargés de transmettre immédiatement le signal aux différents postes de transmission assurent une permanence 24/24. Une bande perforée à destination des téléscripteurs est préparée à l'avance.
Dans la nuit du 5 au 6 mars, Radio Moscou interrompt ses émissions habituelles. La voix grave et solennelle, un présentateur annonce qu'une information importante va être diffusée incessamment. Puis reprend la diffusion de musique classique, interrompue à plusieurs reprises, sans explication, pour laisser entendre uniquement le tic-tac d'une horloge... Peu après deux heures du matin, le programme musical est à nouveau interrompu. Un speaker annonce la nouvelle : Staline est mort.
Le journaliste qui a l'honneur et la responsabilité d'informer les rédactions du monde entier est le responsable des écoutes russophones, Alexis Schiray. Le premier "flash" qu'il envoie tient en deux mots : "Staline décéda" - une formule au passé simple couramment utilisée à l'époque. Il est diffusé 5 secondes après l'annonce par Radio Moscou.
Un peu plus tard, dans le premier bulletin d'informations radio, précédé comme d'habitude de l'hymne soviétique, un speaker qui s'efforce de détacher chaque syllabe et parle avec une lenteur pesante donne lecture d'un communiqué officiel, annonçant la mort de Staline à 21H50 locales la veille, des suites d'une insuffisance du système respiratoire et des vaisseaux cardiaques.
Témoin de la lenteur des transmissions de l'époque, l'avance de l'AFP sur les agences de presse concurrentes, de quelques minutes à peine au départ, augmente avec la distance. Dans certaines régions d'Asie ou d'Amérique latine, elle dépasse une heure. Un écart énorme pour une information d'une telle importance.
La suite est dans les livres d'histoire : la dépouille mortelle est transférée à la Maison des Syndicats, dans le centre de Moscou. Dès 16H00, le 6 mars, les Soviétiques défilent pour rendre hommage au Maréchal qui les dirige depuis 1928. On estime que cinq millions de personnes au total défileront sur 10 kilomètres de file d'attente.
En coulisses, la bataille pour la succession de Staline commence. Nikita Khrouchtchev finira par l'emporter. Il ouvrira la voie à la déstalinisation et à la révélation progressive des persécutions perpétrées sous son règne, symbolisées par le système du goulag.
En pleine guerre en Ukraine, la Russie de Vladimir Poutine semble aujourd'hui revenir en arrière.
En février, à la veille du 80e anniversaire de la victoire de Stalingrad, un buste de Staline a été inauguré à Volgograd, la ville des bords de la Volga qui fut le plus grand champ de bataille de la Seconde guerre mondiale. Baptisée Stalingrad en 1925, elle fut renommée Volgograd en 1961.
Depuis la chute de l'URSS, les autorités russes ont eu souvent une position ambivalente à l'égard de Staline : officiellement dénoncé pour la Terreur d'État qu'il a orchestrée depuis les années 1930 et jusqu'à sa mort, mais respecté pour son rôle dans la victoire de l'URSS sur l'Allemagne nazie. Un aspect de son règne mis en avant par Poutine depuis le début de la guerre en Ukraine, visant officiellement à "dé-nazifier" ce pays.
Sources: "Le Monde en direct", de Xavier Baron, livre sur l'histoire de l'AFP, et extrait d'une émission réalisée par Michel Droit pour la Radiodiffusion Télévision française (RTF) le 24 novembre 1953. Rédigé par Catherine Triomphe à Paris.