De Gaza à la Suède, une histoire de violence
TROLLHÄTTAN (Suède), 25 novembre 2015 – Je réalise pleinement que j’ai changé de monde le jour où je pars couvrir l'attaque d'une école sans me faire le moindre souci pour ma fille.
Je suis originaire de la bande de Gaza, où j’ai travaillé pendant plusieurs années pour l’AFP. Depuis mai dernier, je suis en congé sabbatique en Suède, où j’aide mes enfants à se remettre des traumatismes de la dernière guerre. En arrivant ici, comme j’ai aussi envie d’entretenir mes réflexes professionnels, j’ai demandé au directeur du bureau de l’agence à Stockholm de penser à moi au cas où il aurait besoin de renforts. Et quand, le 22 octobre, il m’envoie un message pour me demander si je peux aller couvrir de toute urgence une attaque contre une école qui vient de se produire à Trollhättan, dans le sud-ouest du pays, j’accepte immédiatement.
Je n’étais même pas au courant qu’il y avait une attaque. Je sens l’adrénaline monter. Trollhättan est à une heure et demie de route de la petite ville des environs de Göteborg où j'habite. Je saute dans un taxi et, pendant que nous roulons, j’appelle mon mari pour lui raconter ce que je suis partie faire.
« Une attaque contre une école ? En Suède ? Tu as appelé l’école de Yara ? » s’inquiète-t-il en prononçant le nom de notre fille de huit ans.
Je me pétrifie. Dans la précipitation, alors que je suis en train de foncer vers l’événement, je n’ai même pas songé à téléphoner à l’école de ma fille Yara et de son frère Jad pour m’assurer que tout va bien. Quelle différence avec Gaza…
Dans l’étroit territoire palestinien ravagé par la violence depuis des années, mes enfants étaient toujours la première pensée qui me venait à l’esprit quand je partais couvrir des bombardements et des combats, chose qui pouvait se produire à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Quand je recevais un appel du bureau et que je devais rappliquer toutes affaires cessantes, je déposais souvent mon fils et ma fille chez ma mère sur le chemin. Gaza est petit et la possibilité qu’un missile ou une bombe tombe sur votre maison n’est jamais à exclure. Souvent, je me sentais coupable et égoïste de me séparer de mes enfants dans des situations aussi dangereuses.
Une fois, lors de la dernière guerre en 2014, j’ai dû aller au bureau pendant des bombardements intenses. Ma fille m’a brisé le cœur en se serrant contre moi de toutes ses forces alors que je m’apprêtais à sortir. « N’y va pas maman ! Si tu sors, tu vas te faire tuer et on ne se reverra qu’au Paradis ».
Mais je ne pouvais pas travailler de chez moi ce jour-là. L’électricité était coupée et il me fallait économiser la batterie de mon ordinateur pour être en mesure de l’utiliser pendant la nuit. Pour être tout à fait honnête, je crois qu’en fait j’avais envie de sortir de chez moi, de m’échapper, pour ne pas voir la terreur dans les yeux de ma fille à chaque explosion. Celles-ci se produisaient toutes les minutes ou presque. Je me sentais impuissante, le fait d’aller au travail était pour moi une échappatoire.
« Les Israéliens ne visent pas les journalistes », avais-je dit à ma fille pour tenter de la rassurer en me dirigeant vers la porte. « Il y a le mot presse écrit en grosse lettres sur ma voiture alors ne t’inquiète pas, il ne m’arrivera rien ».
Mais elle n’était pas dupe, bien sûr.
La dernière guerre a été spécialement éprouvante pour moi, sur le plan professionnel aussi bien que sur le plan humain. L’assistant administratif de l’AFP à Gaza a été tué, j’ai dû quitter ma maison pour emménager chez ma sœur, et mon mari se trouvait hors de l’enclave quand le conflit a éclaté. Ma fille était traumatisée. Elle ne pouvait jamais rester seule, elle avait trop peur. Elle refusait même d’aller aux toilettes si elle n’était pas accompagnée. Son petit frère, beaucoup plus jeune, était effrayé lui aussi mais beaucoup moins conscient de ce qui se passait.
Peur d'être seule en classe
Quand une opportunité a surgi de partir en Suède, de nous soustraire à la violence et à la tension permanente de Gaza, mon mari et moi avons décidé de la saisir. Mais même une fois ici, cela n’a pas été facile. Ma fille avait peur d’aller à l’école, elle craignait qu’elle soit bombardée. Au début, j’ai dû retourner pour quelque temps à Gaza et mon mari est restée à ses côtés dans la salle de classe pendant trois mois. Au moindre vrombissement d’hélicoptère, elle paniquait. Et puis nous avons eu du mal à nous arracher à notre vie, à tous nos proches restés sur place. Le sens de la famille est très fort chez les Palestiniens. Je ne pouvais plus confier mes enfants à ma mère, compter sur les voisins pour garder un œil sur eux quand ils jouaient dehors, ou les voir jouer avec leurs myriades de cousins pendant les grandes et bruyantes réunions de famille.
Assurer le bien-être et la sécurité des enfants est la principale raison pour laquelle nous sommes venus en Suède, et me voilà en train de courir vers le lieu d’une attaque sanglante sans m’être inquiétée une seule seconde pour eux, sans avoir eu le réflexe de passer par précaution un coup de fil à leur école... A Gaza, la violence fait partie de l’existence, et le territoire où nous vivons est si minuscule que l’on craint toujours que cette violence touche l’un ou l’autre de nos êtres chers. La Suède, elle, est si calme, si sûre, qu’il m’est impossible d’imaginer que la violence puisse nous y atteindre.
Masque de Dark Vador, sabre et casque allemand
A Trollhättan, ville industrielle de 57.000 habitants où vit une importante communauté immigrée, une attaque raciste a fait deux morts ce jeudi 22 octobre. Un tueur de 21 ans, Anton Lundin-Pettersson, entièrement vêtu de noir, portant une espèce de masque de Dark Vador et coiffé d’un casque militaire allemand de la Seconde guerre mondiale, a semé la terreur dans une école accueillant environ 400 élèves de six à quinze ans, dont beaucoup d’origine étrangère, dans un quartier défavorisé.
Armé d’un sabre, il a commencé par poser avec des élèves qui croyaient à un déguisement de Halloween. Puis il est allé de salle de classe en salle de classe à la recherche de « basanés », tuant un adolescent et un assistant scolaire et blessant grièvement deux autres personnes. « Il a frappé à la porte. Un élève a ouvert. Le type n’a pas dit un mot, il est juste passé à l’attaque avec son sabre. L’élève a crié : oh regardez, il m’a coupé ! Aucun de ses camarades ne l’a cru jusqu’au moment où ils ont vu le sang couler », me racontera un étudiant. L’assassin est finalement abattu par la police, qui le piste à travers l’école grâce aux gouttes de sang qui coulent de son arme. L’enquête décrira un jeune homme solitaire, fasciné par la guerre, Hitler et le nazisme.
Même violence, impact différent
Quand j’arrive sur place, plusieurs dizaines de personnes sont rassemblées dans la rue, derrière les barrières de sécurité. Beaucoup parlent arabe et je me sens un peu comme à la maison. Mais les ressemblances s’arrêtent là. La police a bouclé le périmètre. Tout le monde a l’air sous le choc. La scène me semble tout droit sortie d’un film américain. C’est très différent des violences que j’ai l’habitude de couvrir à Gaza, où il est rare de voir des policiers en uniforme sur les lieux des attaques et où les badauds ne restent jamais à l’écart. Ils foncent dans les décombres pour essayer d’aider les blessés et ramasser les cadavres.
Je commence à interviewer des témoins, tous choqués, effrayés et tristes. Et je remarque d’autres différences avec Gaza.
A Gaza, bien sûr, les gens sont tristes quand il perdent un parent ou un ami dans un bombardement. Mais ils sont rarement choqués ou effrayés. Il m’est très souvent arrivé d’interviewer quelqu’un qui venait de perdre un enfant et qui me disait : « je suis fier car c’est un martyr, je suis prêt à sacrifier tous mes enfants pour la Palestine et pour Dieu ».
Rien de tel à Trollhättan. Je rencontre Amal Ahmad, une Irakienne de 37 ans dont le fils fréquente l’école attaquée. Elle est debout et tient une pancarte sur laquelle il est écrit : « Varfor ? » (« Pourquoi ? »)
« J’ai peur, je me fais du souci pour mes enfants et je ne veux pas qu’on leur fasse du mal », me dit-elle. « Nous avons quitté notre pays pour trouver la sécurité ici en Suède. Nous ne voulons pas de la violence ».
Je crois que le principal enseignement que je peux tirer de mon expérience à couvrir le crime raciste de Trollhättan, c’est que si la violence est horrible partout, elle n’a pas le même impact selon le lieu où elle s’abat. A Gaza, elle provoque la colère, la frustration, la défiance. Dans la paisible Suède, je ne trouve que tristesse, frayeur et abattement.
Mai Yaghi est une journaliste de l’AFP, ancienne correspondante à Gaza, qui réside actuellement en Suède. Cet article a été traduit de l'anglais par Roland de Courson à Paris (lisez la version originale).