Cali, mon paradis colombien tourmenté
Luis Robayo, est photographe de l'AFP à Cali, épicentre du mouvement de protestations en Colombie. Il raconte cette une ville qu'il adore, capitale de la Salsa, entourée d'une nature luxuriante, mais aussi victime des maux qui asservissent la Colombie: inégalités, crise économique, narco-trafic et gangs armés.
Cali - Je suis né à Cucuta, non loin du Venezuela, dans le nord de la Colombie. Mais j’habite depuis plus de treize ans à Cali, bien plus au sud, et j’adore.
Le climat est parfait, 28°C en moyenne, les habitants sont aimables et la nature est spectaculaire. Il suffit de deux heures et demi de route pour atteindre le port de Buenaventura et le Pacifique, bien plus sauvage que la mer des Caraïbes, mais fascinant. Non loin de là, il y a une jungle tropicale, de belles plages, et puis les mythiques baleines à bosse qui viennent de l'Antarctique pour mettre bas... sans compter les nombreuses espèces d’oiseaux que ma fille Martina adore.
Dans le département de Cauca, plus au sud, on trouve de vastes plaines, au pied de la cordillère des Andes. Pour couronner le tout, depuis Cali, on peut se rendre dans le fameux Triangle du Café - le fameux Eje Cafetero - classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
La proximité du grand port de Buenaventura génère aussi beaucoup d'activité liée à l’import/export et l’économie y est aussi tirée par la culture de la canne à sucre. La population est variée: afros, indigènes, étrangers… La diversité culturelle est incroyable. Il fait donc bon vivre à Cali, dont les habitants sont joyeux. Ici c’est la capitale de la salsa !
Quand le processus de paix a démarré en 2012, la ville et la région qui l’entoure ont semblé s’apaiser un temps. Mais la dissolution de la guérilla des Farc après l’accord de 2016 a généré un vide, occupé par d’autres acteurs armés. Les plantations de coca ont prospéré dans le département de Nariño et le Cauca voisin. Cali, troisième ville de Colombie, en pâtit inévitablement.
Certains des groupes armés qui opèrent dans la région règlent aussi leurs comptes en zone urbaine, où se réfugient des milliers de déplacés qui fuient la violence des zones rurales, ainsi que des migrants et d’autres gens en quête d’une vie meilleure.
En couvrant les manifestations, j'entends la colère des Colombiens contre les politiques du gouvernement. La réforme fiscale qui a mis le feu aux poudres le 28 avril a été depuis retirée. Mais certains exigent désormais le départ pur et simple des dirigeants, auxquels ils reprochent de mépriser la classe moyenne… le tout alors que la pandémie a généré une grave crise économique.
A Cali, elle est palpable: plus d’un tiers de ses 2,2 millions d’habitants sont désormais touchés par la pauvreté. Beaucoup de gens, sans emploi, survivent comme ils peuvent. Les banques font peu d’efforts, sans doute faute de pression du gouvernement, et les saisies de biens se multiplient.
Avec la misère, arrive la délinquance, qui a énormément augmenté. Tu peux être attablé au restaurant et voir débarquer des types armés qui dépouillent en un clin d'oeuil tous les clients: téléphones, bijoux, argent. On hésite à s’installer en terrasse, par peur des voleurs à moto qui arrachent en quelques secondes tout ce qu’il peuvent. Le vrombissement des deux-roues fait sursauter les gens.
Je connais un homme qui a cumulé les malheurs. Il avait une boîte de salsa. Avec la pandémie, il a dû la fermer. Puis, il a été cambriolé: on lui a pris tout ce qui avait de la valeur. Il a fait une dépression, a perdu tout son capital. La salsa, c’est une industrie très importante pour cette ville, qui déplore désormais la fermeture de plusieurs lieux mythiques ouverts depuis trente ou quarante ans. Ils ne tenaient plus.
Le mouvement social à Cali, comme dans le reste du pays, rassemble des syndicats, des étudiants, des indigènes qui réclament plus d’équité. Il y a des jeunes, des personnes âgées, des femmes. Il me fait penser à d’autres manifestations que j’ai couvertes à Caracas, au Venezuela, il y a quelques années: les rues sont bloquées par des barricades, l’essence commence à manquer… On dirait un champ de bataille.
Ce mouvement s’inscrit dans une troisième vague de manifestations en Colombie qui touche plusieurs villes, dont la capitale Bogota, depuis le 28 avril.
A Cali, une des nuits les plus dures a été celle du 3 mai. J’entendais le bruit incessant des hélicoptères tournoyant au-dessus de la ville, des explosions, des tirs, les sirènes des ambulances. Vers 2 ou 3 heures du matin, le vacarme était encore fort.
Tout a commencé dans le quartier défavorisé de Siloé, à quelque dix pâtés de maison de chez moi. C’est une zone réputée dangereuse du fait de la présence de gangs. Des soldats et des policiers s’y sont déployés. Il y a eu des tirs, des forces de l’ordre blessées, des morts parmi les manifestants. J’ai photographié leurs proches, ces jeunes étaient des gens bien, qui manifestaient contre les inégalités. Ils avaient un travail, une famille, c’est très triste.
Selon une douzaine de témoins interrogés par mes collègues de l’AFP, des unités spéciales de la police et de l’armée ont chargé contre des manifestants pacifiques.
Vendredi 28 mai, de nouvelles manifestations ont fait trois morts à Cali, dont un enquêteur du parquet qui a tiré sur la foule, tuant un civil, avant d'être lynché par les manifestants. Un mois après le début de la contestation, les autorités ont répertorié 49 morts, dont deux policiers.
Cette crise sociale est la plus sanglante de toutes celles qu’a vécu le pays depuis l’accord de paix de 2016 avec les Farc.
Et oui, Cali est l’épicentre de tant de choses. C’est la capitale du sud-ouest colombien. Un point de passage entre les champs où l’on cultive la coca et le port de Buenaventura d’où la drogue, une fois conditionnée, est exportée vers les Etats-Unis et l’Amérique centrale. La situation s’est dégradée dans cette région du Cauca, au point qu’il est redevenu très dangereux de s’y rendre.
Après la signature de l’accord avec les Farc, l’économie s’était améliorée, mais nous faisons à nouveau marche arrière. Cali fait les frais de la situation. Ce qui m’a le plus marqué ces dernières années ce sont les funérailles de victimes de la violence croissante des différents groupes armés.
Je pense encore à cette indienne qui se trouvait à un poste de contrôle avec la garde indigène, qui tentait de sécuriser une route. Ils avaient intercepté une voiture qui semblait transporter une personne kidnappée et ont essuyé des tirs. Je me souviens aussi des cérémonies pour une candidate à la mairie de Suarez, tuée en pleine campagne électorale parce qu’elle s’opposait aux champs de coca.
Cette année a été dure en raison de la pandémie et de la violence, mais ma profession reste ma passion. Elle me permet de découvrir de nouveaux univers, des personnes variées, des lieux incroyables… des situations parfois tristes, mais aussi heureuses. J’aime raconter ces histoires de vie et montrer au reste du monde ce qu’il se passe en Colombie.
Récit de Luis Robayo, actualisé le 29 mai 2021, un mois après le début de la contestation. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer