Au Bhoutan, des phallus et une vie nocturne
Thimphou -- En embarquant dans l’avion à destination du Bhoutan pour un reportage sur le seul pays au monde avec un bilan carbone négatif , des phallus et la vie nocturne ne paraissaient pas être au programme.
Elevée en Inde, mon image du Bhoutan a toujours été celle d’une terre mystique peuplée d’ascètes, parsemée de drapeaux à prière et de monastères. Je l’imaginais semblable à Dharamsala, la cité himalayenne du nord de l’Inde où le Dalaï Lama vit en exil.
Je me suis rendue plusieurs fois dans cette dernière, et cela a été un enchantement à chaque fois. La sérénité des lieux n’est perturbée que par le son des carillons de cloches ou les chants rythmés des moines enveloppés dans leurs robes marron et orange.
Mais si la topographie du Bhoutan et de Dharamsala est similaire, l’esprit planant sur les deux lieux ne pourrait pas être plus distinct qu’il ne l’est.
Le premier contraste est apparu dans le bus nous emmenant vers Thimphou, quand j’ai entendu un groupe de filles chuchoter qu’elles relâcheraient leurs coiffures le soir venu dans une soirée à un club. Je me suis dit que j’avais sans doute mal entendu ou que je n’avais pas compris la conversation. En Inde les soirées pour filles sont très rares.
J’ai détourné le regard et concentré mon attention sur le paysage magnifique défilant derrière la vitre, avec de vaporeux nuages blancs flirtant avec les sommets et des torrents pétillants se ruant au fond de la vallée.
Il s’est avéré qu’en fait j’avais bien compris ce que les filles se racontaient. Oubliés, les moines chantant des hymnes hypnotiques. Ce même soir je me suis retrouvée ébahie face à une bande de filles pouffant de rire sans retenue en rentrant chez elles après une soirée dans un bar de quartier !
Dire que j’étais surprise serait un euphémisme. C’est le genre de scène inimaginable à Delhi, la ville la plus cosmopolite d’Inde. Les jeunes femmes ne s’aventurent jamais dehors le soir ans être accompagnées, à moins qu’il n’y ait urgence. Marcher au milieu de la rue à minuit à Delhi inviterait à des sifflements, des cris et Dieu sait quoi encore.
Il est vraiment étonnant que des femmes paraissent jouir d’une plus grande liberté dans un ancien royaume montagneux que dans un pays dynamique comme l’Inde. Je les ai regardées avec une pointe d’envie, parce qu’au fond je ne dirai pas non à la possibilité de revenir à pied d’un bar à la maison avec mes copines.
Même si l’Inde a fait de grands pas vers la modernité, elle reste pour l’essentiel un pays patriarcal, dans lequel la plupart des femmes n’ont pas leur mot à dire sur le choix de leur carrière ou de leur partenaire pour la vie.
Mais dans le petit Bhoutan, coincé entre ses deux voisins géants, chinois et indien, les femmes sont libres de choisir leur compagnon. Elles peuvent même profiter d’une relation sans union formelle. En Inde, il est inconcevable de vivre avec quelqu’un en dehors du mariage.
Le sexe n’est pas un sujet tabou ici. Le Bhoutan pratique une forme de polygamie très rare, dans laquelle les hommes, comme les femmes prennent plusieurs sœurs ou frères comme partenaires. Si cette tradition est en voie de disparition elle prévaut toujours dans des communautés nomades du pays.
Le roi actuel, qui s’est marié avec une roturière, a été très clair sur le fait qu’il n’aurait qu’une femme. Son père s’est marié avec quatre sœurs, toutes couronnées comme reine lors d’une même cérémonie.
Quand on m’a confié ma mission, j’étais très excitée. Le Bhoutan est réputé restreindre l’accès des visiteurs. Je me suis considéré chanceuse de pouvoir visiter pour la première fois un pays que je ne connaissais qu’à travers mes lectures.
Mais aucune ne m’avait préparée à une promenade dans un jardin aux phallus…
L’installation de grands pénis colorés au musée de Thimphou m’a impressionnée, même si le culte phallique est une chose assez courante parmi les Hindous.
La différence est peut-être qu’en Inde il s’agit avant tout d’une représentation symbolique de l’appareil génital du dieu Shiva.
La version du Bhoutan est plus graphique. Des phallus géants peints de couleurs jaune vif et rouge, parfois enveloppés dans le feu craché par un dragon.
Mon collègue et photojournaliste, Arun Sankar, était visiblement estomaqué. Je n’ai pas pu lui en vouloir. Un homme ayant grandi en Inde ne s’attend pas à tomber en arrêt devant un phallus géant pendant sa journée de travail.
Ces représentations étaient exposées à « Simply Bhoutan », un musée ayant vocation à préserver la culture et le patrimoine, qui sont des critères du fameux indice de Bonheur national brut.
Pour un droit d’entrée minime le musée offre un aperçu de la vie rurale du pays, avec même une cuisine typique incluant une batterie de faitouts en acier. Des piments rouges suspendus pour sécher et des guirlandes d’épis de maïs donnent une certaine atmosphère à l’endroit. La jeune femme nous faisant faire un tour du musée n’a pu s’empêcher de pouffer en effleurant un phallus de couleur éclatante tout en nous en expliquant sa signification religieuse. Mais elle avait l’air bien moins embarrassée qu’Arun ou moi-même.
Elle nous a expliqué que le rite d’adoration du phallus remontait à un saint tibétain du 15è siècle, Drukpa Kunley, considéré comme une divinité de la fertilité. Le temple dédié au saint homme est situé dans le district de Punakha.
Abritant un totem phallique de presque 30 cm en ivoire et bois, il est fréquenté aussi bien par des couples sans enfants que par des visiteurs mus par la seule curiosité. La guide nous a expliqué que le sexe était la bénédiction de Kunley à ses fidèles. Le folklore veut qu’il ait fait l’amour à plus de 5.000 femmes. Dans les foyers proches du temple dédié à Kunley, on accroche toujours des phallus de bois pour apporter paix et harmonie dans les familles.
Les souvenirs de ce musée insolite m’ont soutenu le moral pendant tout le voyage, même quand j’ai vomi en voiture à cause du trajet sinueux en montagne vers Punakha, où on construit un barrage.
La compagnie d’un chauffeur attentionné et bavard a été d’une grande aide. L’affable Kinzang Dorji nous a régalés avec des anecdotes amusantes sur des visiteurs venant de Chine et du Bangladesh. Il nous a aussi impressionnés par sa connaissance encyclopédique de Bollywood. Comme tous les Bhoutanais, Dorji a été élevé avec ce genre de films. « Pas de Hollywood pour nous », a-t’il déclaré fièrement, en énumérant les noms de ses stars préférées et en essayant de vérifier si les rumeurs concernant deux célébrités se courant après étaient bien vraies.
Un court trajet avec une femme chauffeur de taxi, qui serait rarissime à Delhi, s’est aussi conclu par une conversation sur la Mecque du cinéma indien. Elle voulait savoir si l’histoire d’amour entre Priyanka Chopra et Nick Jonas avait un avenir étant donné leur grande différence d’âge. Je pense que oui, dans un avenir immédiat en tout cas, puisqu’ils sont mariés.
C’est à la suggestion de l’aimable réceptionniste de l’hôtel que je suis allée faire un tour au « Mojo Park », un bar très populaire parmi la jeunesse locale. C’est là qu’un groupe croissant de rappeurs bhoutanais se fait les dents. L’un d’eux, Kezang Dorji, touche beaucoup de monde avec une musique qui aborde intelligemment des thèmes sociaux. Un autre rappeur, Dawa Drakpa, a créé un groupe inspiré par les Beatles et appelé « The baby boomers ».
C’a été une drôle d’expérience de voir des femmes et des hommes vêtus en tenue traditionnelle avalant de la Druk, une bière de malt de fabrication locale, tout en écoutant la musique du « Mojo Bar ».
En me plongeant dans cette atmosphère détendue, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que mon pays avait sans doute une ou deux choses à apprendre de la jeune démocratie bhoutanaise, et notamment de se laisser un peu aller.