« Après lui c'est lui »
CONAKRY, 12 novembre 2015 – L'homme en boubou jaune flottant au vent, une torche à la main et une baïonnette à l'épaule, la femme avec un fagot de sorgho sur la tête et une faucille au poing – le couple se détache sur le fond rouge vermillon de la toile titanesque. De part et d'autre, un alignement de silhouettes, d'où émergent paniers de fruits, outils agricoles et fusils, figure les masses laborieuses.
En contrebas, écrasée par la démesure de cette relique du réalisme socialiste, à la tribune de la salle du Palais du peuple, legs de la coopération chinoise dans les années 1960 sous Sékou Touré (1958-1984), la Commission électorale proclame les résultats provisoires du scrutin présidentiel du 11 octobre en Guinée. Devant un parterre de ministres, de diplomates, d'observateurs internationaux et nationaux, elle déclare le président sortant Alpha Condé vainqueur au premier tour.
Mais ce soir-là, un détail jure avec le caractère grandiose du décor et de l'assistance: les millions de Guinéens qui assistent à la retransmission en direct de la cérémonie par la télévision publique d’État n'en distinguent que des images tremblotantes, sans le son. Ultime péripétie, finalement emblématique du scrutin, dans un pays à la tradition démocratique balbutiante, après la dictature de Sékou Touré et le régime autoritaire du général Lansana Conté (1984-2008), qui traîne une réputation d'État où rien ne marche.
Violence ethnique latente
Une élection dont la date même demeure incertaine jusqu'au dernier jour de campagne, une violence ethnique latente et instrumentalisée, des résultats bruts fragmentaires qu'il faut additionner soi-même fébrilement sur un coin de table pour calculer les pourcentages et déterminer la majorité absolue… Couvrir une présidentielle en Guinée s'apparente à résoudre une équation à inconnues multiples avec un boulier ou tenter de suivre une partie ultra-rapide d'awélé, ce jeu africain de comptage et de capture.
A la veille de mon départ de Dakar pour Conakry le 6 octobre, les diplomates et les experts que je consulte n'excluent pas un report, comme l'exige l'opposition, jugeant certains cercles du pouvoir sensibles au risque de contestation et de violence en cas de scrutin bâclé. Entre l'aéroport et le centre de la capitale, à travers des banlieues favorables à l'opposition, les portraits omniprésents d'Alpha Condé, accompagnés des slogans « un coup KO » - en référence à l'objectif d'une victoire au premier tour - et « Après lui c'est lui », donnent l'impression que la partie est déjà jouée.
Marée humaine
Avant même la demande de report, nous avons décidé de renforcer notre équipe à Conakry (deux journalistes texte, un photographe et un vidéaste) au plus près possible de l'échéance. D'abord parce que la joute électorale s'avère plutôt tranquille, voire terne. Et surtout parce que, d'expérience, en Guinée les antagonismes s'exacerbent en fin de campagne et surtout lors de la proclamation des résultats. Nous nous préparons donc à devoir rester sur place bien après le scrutin pour une durée indéterminée.
L'effervescence et son cortège de violences gagnent Conakry avec la réception triomphale réservée aux principaux candidats par leurs fidèles, à leur retour dans la capitale après avoir sillonné l'intérieur du pays. Le 8 octobre, une marée humaine porte le chef de l'opposition Cellou Dalein Diallo, sur une trentaine de kilomètres d'autoroute, jusqu'au Palais du peuple, lieu de sa dernière réunion électorale dans la soirée.
Embouteillages et chaleur accablante
En route avec le vidéaste, Abdourahmane Diallo, pour une interview en fin de matinée, nous nous retrouvons bloqués dans un embouteillage à un carrefour de banlieue, parmi la foule des aficionados de l'opposition qui grossit peu à peu. Au milieu de la chaleur accablante et de l'excitation qui monte dans les rangs des jeunes s'improvisant agents de la circulation, en l'absence de toute police ou service d'ordre, je commence à me maudire de ne pas avoir reporté le rendez-vous. Il nous faudra plus de trois quarts d'heure pour parcourir quelques centaines de mètres et nous extraire de la nasse avant que la tension ne parvienne à son comble.
Des heurts éclatent en fin d'après-midi entre partisans de Cellou Dalein Diallo et jeunes ferrailleurs appartenant majoritairement à la même ethnie qu'Alpha Condé, dont les conteneurs et hangars sont incendiés. Dans la nuit, puis pendant la matinée suivante, en représailles, les boutiques de commerçants assimilés à l'opposition en raison de leur ethnie seront pillées ou brûlées à travers Conakry.
Souvenirs d'un massacre
Sur le moment, bien que les informations sur le nombre de victimes ou les causes de leur mort se révèlent parcellaires et difficiles à corroborer - au moins 13 tués entre la fin de la la campagne et les lendemains du scrutin, selon un décompte ultérieur d'Amnesty International - le bilan reste néanmoins très en-deçà des pics de violence politique connus par la Guinée dans la décennie écoulée. La mémoire est encore vive du massacre de 157 personnes par des militaires le 28 septembre 2009 lors d'un rassemblement de l'opposition au stade de Conakry, dont notre correspondant texte, Mouctar Bah, raconte avec humour comment il en est réchappé in extremis.
Sur le point d'être exécuté, avec deux autres journalistes, Mouctar avait été sauvé par l'intervention d'un officier qui les avait reconnus et qui avait ordonné à ses hommes de les faire sortir du stade où ils étaient retenus prisonniers. Quelques jours plus tard, terré dans un hôtel de Conakry après avoir appris que la junte s'était lancée à ses trousses, le journaliste avait repéré avec effroi dans les rues avoisinantes des nuées de Bérets rouges de la garde présidentielle. Se croyant débusqué, il s'était renseigné discrètement auprès du personnel… pour apprendre avec soulagement que le chef de la junte, Moussa Dadis Camara, un habitué de la table de l'établissement, était juste venu y déjeuner ce jour-là.
La dimension manifestement communautaire des rivalités politiques en ces périodes de haute tension, où se dressent par endroits des barrages de fortune, réduit encore notre liberté de mouvement. En fonction de l'origine de chacun, il faut déterminer quelle destination il pourra atteindre, quel trajet emprunter, sans risquer un tabassage en règle. Le dernier jour de la campagne, le 9 octobre, un de nos correspondants parti tourner dans le quartier des ferrailleurs après les dégâts de la veille me racontera avoir dû rebrousser chemin, après avoir été accueilli par des volées d'insultes, car identifié à son « faciès », selon son expression, comme un membre de la mauvaise ethnie.
Pour viscérale qu'elle puisse paraître, cette violence chronique, à chaque scrutin, n'est ni aveugle ni aléatoire, dans un pays où coexistent plusieurs communautés importantes – Peuls, Malinkés, Soussous, Forestiers – dont aucune ne peut se prétendre majoritaire, m'expliquera un professeur de sociologie politique: « En Guinée, l'élection est un comptage ethnique ». Par conséquent, selon cette grille de lecture décapante, « la violence est un instrument de mobilisation du "nous" contre "eux", pour qu'il n'y ait pas de déperdition du vote » au sein de la base de chaque candidat.
Le jour fatidique arrive enfin. Nos équipes se déploient à travers les rues pratiquement désertes de Conakry, où la circulation est exclusivement réservée aux véhicules des observateurs électoraux, des membres du gouvernement, des forces de sécurité, et des médias.
Eau chlorée dans les bureaux de vote
Un peu partout, dans les bureaux de vote équipés de bonbonnes d'eau chlorée pour prévenir la transmission du virus Ebola, dont le pays ne parvient pas à se débarrasser, le même scénario se répète. Les problèmes d'organisation en tout genre, manque d'enveloppes ou de bulletins, incohérences entre les listes et les cartes d'électeur, et surtout absence de tout classement des registres d'émargement, par ordre alphabétique ou numérique, mettent à rude épreuve la patience des citoyens, qui se pressent pour voter.
En cours de matinée, notre second correspondant texte, Abdoulaye Bah, me signale que dans la banlieue de Hamdallaye, des gens expriment leur suffrage dans un bus hors d'usage, reconverti pour la circonstance, faute de bureau de vote disponible dans leur secteur. Nous alertons aussitôt la photo et la vidéo, pour réaliser un reportage multimédia. Cette épave de bus de la RTM (Régie des transports de Marseille, dans le sud de la France), avec sa file d'attente au pied des marches, son drap tendu entre deux barres en guise d'isoloir, et son urne en plastique libellée « législatives 2013 », symbolisera à la fois la forte mobilisation et l'impréparation généralisée qui marquent cette élection. Plus tard dans la journée, nous compléterons le reportage avec d'autres situations du même acabit: bureau de vote dans une station-service ou en plein air dans le quartier de Dixinn, prolongation des horaires d'ouverture, d'abord de deux heures, puis seulement de la durée du retard enregistré depuis le début de la journée...
Bataille des résultats
La bataille des urnes à peine achevée, débute aussitôt celle des résultats, encore plus lourde de dangers. L'opposition crie à la fraude et réclame l'annulation du premier tour. Tous les regards sont braqués sur la Commission électorale, seule habilitée à les annoncer, dont le mutisme aux deux premiers jours de cette phase critique favorise les rumeurs et attise les tensions.
Finalement, dans la soirée du 13 octobre, la Commission électorale livre un taux de participation « d'environ 75 % », une donnée capitale puisque c'est elle qui détermine la majorité absolue et donc le seuil d'une élection au premier tour, soit pour 6 millions d'électeurs, un peu au-dessus de 2,25 millions de voix. Et le lendemain soir, elle entame la publication des résultats bruts au fur et à mesure de leur remontée des provinces, communes de Conakry et ambassades à l'étranger. Les calculatrices peuvent entrer en action.
Le soir du 15 octobre, plus question de quitter le siège de la Commission électorale de crainte de rater le moment décisif. Les résultats cumulés sur les deux jours portent désormais sur pratiquement 80% des électeurs. Avec près d'1,95 million de voix, le président sortant frôle la majorité absolue, d'autant plus que le taux de participation apparaît globalement inférieur aux 75% annoncés. Un tel nombre de voix allié à une participation inférieure ou égale à 65% signifierait la réélection de Condé dès le premier tour.
Mais le taux de votants reste une inconnue à ce stade sans les données des autres circonscriptions.
Nous ne pouvons pas prendre le risque de donner une information inexacte, ou même prématurée, mais pas non plus de passer à côté de celle que tout le monde attend: savoir si Alpha Condé l'emporte au premier ou tour ou s'il y aura un duel avec Cellou Dalein Diallo au second tour, comme en 2010. Nous écrivons donc qu'il « s'achemine vers une réélection au premier tour », selon des résultats partiels, puisqu'il est mathématiquement impossible de tirer des conclusions plus définitives.
Le suspense atteint son paroxysme le lendemain soir. Parmi les derniers résultats, ceux des deux communes les plus peuplées de Conakry, Ratoma et Matoto, près d'un million d'électeurs à elles deux, n'en finissent pas d'arriver. Après de nouveaux délais de plusieurs heures, la Commission électorale décide de ne plus attendre Ratoma.
Selon la somme des résultats que nous additionnons à toute vitesse, avec près de 2,2 millions des voix, Alpha Condé obtient la majorité absolue, même dans l'hypothèse où Ratoma aurait voté comme un seul homme pour ses adversaires.
Avec quelques confrères des médias guinéens et internationaux, nous comparons le plus vite possible nos calculs sur le bureau d'un membre de la Commission, encombré d'un jeu de Scrabble et d'un polar.
Après vérifications, nous annonçons la nouvelle en « alerte », avec une légère appréhension et une sensible accélération du rythme cardiaque, puisque la Commission électorale elle-même n'a encore effectué aucune totalisation par candidat et encore moins désigné de vainqueur, une formalité qu'elle accomplira le lendemain soir, le 17 octobre. La Cour constitutionnelle annoncera par la suite qu'Alpha Condé prêtera serment le 14 décembre et entamera formellement son second mandat le 21 décembre.
Fidèle à sa vocation parodique, l'hebdomadaire satirique guinéen Le Lynx résumera à merveille les paradoxes de l'élection, par ce titre de Une la semaine suivante: « Les irrégularités n'entachent pas les résultats de la fraude ».
Sélim Saheb Ettaba est le directeur du bureau de l'AFP à Dakar.