« On adore ne pas aimer les Autrichiens »
VIENNE - C'est l'élection présidentielle autrichienne et je suis rivée à une série policière allemande où deux acteurs en costume bavarois braquent un fusil vers le spectateur avec des airs de conspirateurs. L'élection va se jouer à quelques dizaines de milliers de voix, l'annonce du résultat est imminente, l'Autriche pourrait être le premier pays européen à élire un chef d'Etat d'extrême droite, les médias internationaux ont, exceptionnellement, les yeux tournés vers notre petit pays, et la télévision publique ORF leur offre son programme le plus ringard.
Au-dessus des chapeaux tyroliens des deux acteurs, un sobre bandeau indique que l'annonce des résultats sera bientôt diffusée en direct.
Ne cherchez pas les duplex depuis les QG de campagne pour meubler l'attente, les envoyés spéciaux aux quatre coins du pays, les chroniqueurs, les débatteurs, les analyseurs. C'est lundi, l'élection a joué les prolongations de quelques heures en raison du dépouillement des votes par correspondance et pour l'ORF c'est une journée -presque- ordinaire, pas le prétexte d'en rajouter dans la mise en scène d'une actualité à suspens.
« Prost ! » lancent les deux Bavarois à l'écran en trinquant. Au bureau de l'AFP, nous faisons des bonds sur nos chaises en suppliant le ministère de prendre l'antenne, alors que les réseaux sociaux affirment déjà connaître le nom du vainqueur.
C'est l'élection présidentielle autrichienne et je me réveille avec de la musique classique, comme tous les matins depuis que je suis à Vienne. Ma volonté de m'imprégner de l'âme autrichienne n'y est pour rien, je n'ai tout simplement pas le choix car la matinale de la principale radio d'information nationale est ainsi faite: musique classique, tranche d'info murmurée d'une demi-heure, musique classique, bulletin d'un quart d’heure, musique classique.
Arrivée il y a huit mois, j'ai découvert que l'Autriche a été le dernier pays de l'Union européenne à mettre fin au monopole de l'audiovisuel public. C’était en 2001 (un peu plus tôt pour les radios), date à laquelle ont commencé à se développer les chaînes privées qui sont au nombre de... trois au niveau national, en plus des chaînes privées allemandes qui diffusent dans le pays.
Question info spectacle et dramaturgie de l'actualité, zéro pointé donc. Pour les nerfs de l'auditeur/téléspectateur, c'est imbattable.
Pendant deux ans en Grèce, mon poste précédent, j'avais perdu l'habitude d'un tel minimalisme audiovisuel. Zapette greffée à la main. Levée au son de joutes radiophoniques -forcément- homériques entre celui qui croyait à Syriza, celui qui n'y croyait pas. Endormie devant des talk-shows bruyants où l'écran est divisé, selon le drame du moment (versement d'aide européenne bloqué et/ou banques fermées et/ou référendum ...) en deux, quatre voire six cases et autant de débatteurs infatigables vociférant de concert. Effet anxiogène et tachycardie garantis.
Le sensationnalisme existe pourtant dans les médias autrichiens, il atteint même des niveaux que je n'imaginais dans ce pays bien élevé. Mais c'est du côté de la presse écrite qu'il faut le chercher.
Un tabloïd qui enchaîne les Unes choc sur la criminalité, notamment des étrangers, l'immigration, l'impuissance des responsables politiques, la peur de « Bruxelles », on en trouve partout. Que ce journal, la Kronen Zeitung, tire en Autriche à 885.000 exemplaires pour quelque trois millions de lecteurs dans un pays de... 8,5 millions d'habitants, et se présente comme le plus grand succès de presse au monde rapporté au nombre d'habitants, ça laisse songeur... Le Bild allemand est un nain, en comparaison.
Plus que ça, la « Kronen » passe pour tirer les ficelles de la République depuis plus de 50 ans, faire et défaire les coalitions au gré de sa vision du monde qui cultive la peur de l'autre, des étrangers et des « eurocrates », la nostalgie d'un passé sûr et prospère dans un pays qui reste largement sûr et prospère. Même s'il est aussi capable de célébrer la diva travestie Conchita Wurst, symbole on ne peut moins conservateur.
La Kronen est donc de loin le premier titre de presse autrichien.
Ces peurs, ces « ennemis », on les retrouve tous quand on interroge les électeurs de Nobert Hofer, le candidat de l'extrême droite FPÖ battu sur le fil à l'élection présidentielle par son rival sans étiquette, ancien président des Verts, Alexander Van der Bellen.
Et la portée de ce discours n'a rien de nouveau si l'on considère que les succès du FPÖ, avec des hauts et des bas, sont constants depuis les années 1990, avec même une participation à un gouvernement de coalition entre 2000 et 2006.
On parle beaucoup des scores de l'extrême droite autrichienne à chaque élection et on passe à autre chose. On en parle un peu plus, comme cette fois-ci, lorsque les tendances à l'œuvre dans la petite « République des Alpes » recoupent des dynamiques européennes: le discrédit des partis traditionnels, la montée des populismes. Mais on néglige les spécificités proprement autrichiennes de ce vote.
J'ai rencontré des électeurs navrés de l'image donnée de leur pays. Elle ne rend certainement pas grâce à la solidarité, à l'élan que j'ai souvent vu à l'œuvre pour accueillir le mieux possible les quelque 90.000 réfugiés qui, durant le vaste exode de l'année 2015, ont arrêté leur fuite dans l'Autriche des villes ou des campagnes pour y demander l'asile.
« On adore ne pas aimer les Autrichiens », m'a dit penaud dans une -toute petite- manifestation antifaciste un étudiant. Dix jours plus tôt, entre les deux tours, la photo d'un schnitzel en forme de croix gammée -cette viande pannée spécialité culinaire viennoise - publiée sur la page Facebook d'une télé allemande n'avait pas vraiment semblé du meilleur goût aux Autrichiens.
La réflexion de l'étudiant m'a frappée parce qu'à Athènes, je me suis souvent dit qu'on adorait aimer les Grecs -leur colère, leur indignation, leur résistance, leur générosité- de façon tout aussi émotionnelle.
L'Autriche et l'extrême droite, on en débat depuis longtemps, on en débattra sans doute encore, l'ORF continuera de programmer des séries télé bavaroises et la Kronenzeitung de diviser pour mieux régner.
Au lendemain du dépouillement du scrutin, qui s'est conclu sur un funambulesque 50,3 pourcent / 49,7 pourcent, le tabloïd a, comme les autres titres, affiché la photo du futur président en Une. Mais la moitié de son visage disparaissait dans l'ombre sous la manchette « le demi-président ».
Mais, rusé comme jamais, le journal a offert à ses lecteur du Land du Vorarlberg, où Van der Bellen, est arrivé en tête dans les urnes, une autre Une, sans ombre et avec un autre titre: « le président vert ».