Le secrétaire d'Etat américain John Kerry arrive à Rome le 25 mars 2014 (AFP / pool / Jacquelyn Martin)

Voyage en folie avec Kerry

JERUSALEM, 1er avril 2014 – « Eh les gars, il y a encore du changement. On va refaire le plein à Ramstein pour pouvoir retourner dans la région si nécessaire ».

La nouvelle est annoncée par l’attaché de presse du département d’Etat, dont le travail peu enviable consiste à essayer d’encadrer notre groupe de journalistes têtus et indisciplinés. Elle est accueillie avec stupeur par notre petit groupe alors que nous nous affairons à extraire valises et ordinateurs portables des minibus sur le tarmac de l’aéroport de Riyadh. Normalement, l'avion de Kerry refait le plein à Shannon, en Irlande, avant de traverser l'Atlantique. S'arrêter à Ramstein signifie que Kerry ne veut pas trop s'éloigner d'Israël afin de faire demi-tour facilement si la situation l'exige...

Seulement sept heures plus tôt, après des jours d’incertitude, les huit reporters qui accompagnent le secrétaire d’Etat américain John Kerry dans sa tournée en Europe et en Arabie Saoudite ont pourtant reçu, par mail, l’annonce de la fin du voyage. « Prochaine escale : Washington DC », disait ce message envoyé à une heure du matin.

Et voilà que dans l’air frais de ce samedi matin, alors que nous sommes poussés dans l’avion de Kerry en vue d’un décollage rapide, le programme est à nouveau sur le point d’être chamboulé.

John Kerry arrive à Amman le 26 mars 2014 (AFP / pool / Jacquelyn Martin)

Il ne s’agit pas que d’ajouter vingt-quatre heures et une escale imprévue à un voyage de six jours déjà surchargé. Nous savons tous, désormais, que Kerry ne retournera pas à Washington et qu’il enchaînera sur sa tournée suivante, qui doit le mener à une réunion de l’Otan à Bruxelles, puis en Algérie et au Maroc.

Nous étions partis pour six jours. Nous voici admis en deuxième semaine … Certains le prennent avec humour : nous sommes « kidnappés » par Kerry, se plaignent-ils. D’autres se demandent avec angoisse s’ils ont emporté assez de sous-vêtements propres.

Stress et cauchemars logistiques

John Kerry en voyage, c’est un tourbillon de changements de programme, de décisions stressantes prises à la dernière minute et de cauchemars logistiques qui exigent, de la part de ses fidèles collaborateurs et des journalistes qui l’accompagnent, une vivacité d’esprit et une flexibilité hors du commun, ainsi qu’une patience immense. Mais c’est aussi l’occasion, pour nous, d’être les témoins privilégiés de la diplomatie en action, d’avoir un siège au premier rang pour voir Kerry frayer son chemin dans les annales de la diplomatie américaine.

Des soldats jordaniens montent la garde devant l'hôtel Marriott d'Amman, où se trouve John Kerry, le 26 mars 2014 (AFP / pool / Jacquelyn Martin)

Le secrétaire d’Etat a déjà passé 170 jours en voyage depuis qu’il a succédé à Hillary Clinton en février 2013. Il a parcouru près de 500.000 kilomètres à travers 41 pays, dont beaucoup ont été visités à au moins deux ou trois reprises. Avec une prédilection pour Israël et la Cisjordanie, où il s’est rendu une bonne douzaine de fois dans le cadre de ses efforts acharnés pour relancer le processus de paix au Proche-Orient. A ce rythme, il est en bonne voie de battre le record d’Hillary Clinton, la plus voyageuse des secrétaires d’Etat de l’histoire avec 112 pays visités et 1,6 million de kilomètres avalés en quatre ans.

Les tournées de John Kerry, qui doit jongler avec les tensions au Proche-Orient, les négociations sur le nucléaire iranien, la guerre en Syrie et maintenant la crise en Ukraine, ont toujours des allures de chaos organisé. Mais ce voyage de mars 2014 occupera tout de même une place à part dans l’anthologie.

John Kerry (assis) téléphone sous l'œil de ses conseillers dans l'aéroport de Shannon, le 29 mars 2014 (AFP / pool / Jacquelyn Martin)

Un peu plus tôt cette semaine, Kerry nous a déjà gratifiés d’une escale-surprise à Amman. A bord de l’avion, il avait troqué son costume contre un jean et un sweat-shirt. Il était venu nous voir à l’arrière de l’appareil, nous avait remerciés pour notre patience, et nous avait expliqué pourquoi il estimait nécessaire d’ajouter une étape à l’itinéraire pour essayer de donner un coup de pouce aux difficiles négociations entre Israéliens, Palestiniens et Américains.

Résignation, excitation, abattement

Cette fois, alors que l’escale technique de Ramstein et le probable allongement du programme viennent de nous être annoncés et que nous traînons les pieds vers nos sièges à l’arrière du Boeing 757, l’humeur oscille entre résignation, excitation face à la perspective d’avoir probablement une nouvelle histoire à couvrir, et abattement de devoir annoncer une fois de plus à nos familles que nous rentrerions à la maison plus tard que prévu.

John Kerry et son homologue russe Sergueï Lavrov à la résidence de l'ambassadeur de Russie à Paris, le 30 mars 2014 (AFP / pool / Jacquelyn Martin)

Et quelques minutes plus tard, les plans changent à nouveau. L’escale technique aura en fait lieu à Shannon, en Irlande, pour ne pas interférer avec Barack Obama qui doit se poser au même moment à Ramstein. En vol, beaucoup d’entre nous piquent un somme pour essayer de recharger les batteries après des jours de voyage à rythme d’enfer. A un moment, nous voyons Kerry quitter sa cabine privée et se diriger avec ses conseillers vers l’avant de l’avion, une zone inaccessible aux journalistes. Il est clair que quelque chose se prépare…

Diplomatie à la volée

Alors que nous avons entamé notre descente vers Shannon, nous sommes fixés : Kerry a décidé de rebrousser chemin. Non pas pour retourner au Moyen-Orient, mais pour aller à Paris, où une rencontre au sujet de l’Ukraine a été organisée à la hâte avec son homologue russe Sergueï Lavrov.

C’est, littéralement, de la diplomatie à la volée…

John Kerry arrive à Paris le 29 mars 2014 (AFP / Jacquelyn Martin)

Ayons une petite pensée pour l’ambassade américaine à Paris. En quelques heures, son personnel a dû trouver des chambres d’hôtel pour quarante personnes, organiser un convoi de dix voitures pour accueillir Kerry à l’aéroport et mettre en place toutes les mesures de sécurité et les moyens de communication nécessaires.

Et l’épopée était encore loin d’être terminée.

Journalistes débraillés dans l'hôtel de luxe

Après son entretien avec Lavrov et les conférences de presse des deux ministres après minuit le dimanche soir, une question commence à nous trotter dans la tête : où allons-nous aller maintenant ? Après tout, il reste une bonne journée de libre avant l’arrivée prévue de Kerry à Bruxelles…

Le lundi à l’aube, Kerry est occupé à téléphoner à Jérusalem et à Ramallah pour tenter de sauver des négociations sur la libération par Israël d’un groupe de prisonniers palestiniens. Pendant ce temps, dans le hall de l’hôtel de luxe parisien, la horde des journalistes débraillés campe en attendant d’être fixée sur son sort, sous l’œil réprobateur du personnel.

John Kerry quitte l'aéroport de Tel-Aviv, le 1er avril 2014 (AFP / pool / Jacquelyn Martin)

Deux heures après qu’on nous ait dit de nous tenir près, l’ordre tombe sur nos téléphones portables : « Nous partons. Veuillez rejoindre les minibus IMMEDIATEMENT. »

Aucune indication sur notre destination. Celle-ci nous est dévoilée dix minutes plus tard dans un communiqué. Direction Tel-Aviv, le secrétaire d’Etat « ayant décidé qu’il serait productif de retourner dans la région ». Après une course folle vers l’aéroport, quelques nerfs lâchent, des larmes se mettent à couler et on assiste à quelques sautes d’humeur…

Mais nous respirons aussi un peu : l’agenda de Kerry est rempli à ras-bord pour le reste de la semaine (après Bruxelles, nous referons un détour par Ramallah, puis ce sera l'Algérie et le Maroc). Ce qui signifie que ce périple délirant, magique et mystérieux ne connaîtra probablement pas de nouvelle étape de dernière minute.

A moins, bien sûr, que Kerry en décide autrement.

Conférence de presse de John Kerry à Paris, le 30 mars 2014 (AFP / pool / Jacquelyn Martin)

Jo Biddle est une des correspondantes de l'AFP au département d'Etat américain à Washington.

Jo Biddle