Un nom sur un numéro
Chicago (Etats-Unis) -- Le projet a mis un certain temps à mûrir, avant d’en arriver à vouloir mettre un nom sur les centaines de personnes qui sont tuées à Chicago en une année année. Sa genèse remonte au choc éprouvé en arrivant pour vivre ici, il y a six ans.
A l’époque, j’ai commencé à travailler en suivant les meurtres et les attaques avec armes à feu, comme n’importe quel photographe de news. Un jour j’apprends que 20 personnes se sont fait tirer dessus, alors j’appelle mon chef pour savoir s’il veut que je couvre ça. « 20 personnes qui se font tirer dessus? Ce n’est pas de l’actualité. S’il y avait 20 morts, oui, mais 20 qui se font tirer dessus? Non ! ».
Ça m’a soufflé. Les journalistes locaux étaient devenus si blasés par cette violence qu’elle faisait partie intégrante de la vie ici. Et quand j’en ai parlé à des gens, la réaction typique a été : « Oh, encore une journée à Chicago ». Cette apathie m’a impressionné. C’était un peu comme si on parlait de la météo.
Avant d’arriver, je connaissais la réputation de crime et de violence de la ville. Elle est aussi vieille que Chicago. Mais je ne m’attendais pas à cette indifférence.
Et c’est ce qui est au cœur de mon projet.
Secouer le sentiment d’indifférence, rendre leur nom aux victimes de la violence et laisser une trace tangible de ce qui leur est arrivé.
Chicago a désormais la place peu enviable de ville la plus meurtrière des Etats-Unis. Depuis le début de l’année, on y a enregistré plus de 620 meurtres, selon un décompte effectué par le quotidien Chicago Tribune. C’est quasiment deux fois plus, pour cette agglomération comptant seulement 2,7 millions d’habitants, que le nombre de victimes de New York et Los Angeles réunies, les deux plus grosses villes américaines.
J’ai commencé à réfléchir au projet en entendant un jour que la ville comptait déjà 100 morts depuis le début de l’année. C’est là aussi que j’ai réalisé qu’à Chicago, il ne s’agit pas d’une personne dont on parle, mais d’un nombre. La 100è personne tuée. La 200è personne tuée. Et ainsi de suite.
Alors je me suis rendu aux endroits où ces personnes avaient été tuées. Je voulais en savoir plus sur leur compte. Au début je ne savais pas trop où ça me mènerait. J’allais d’un lieu à l’autre mais sans idée très claire de ce que je pourrai en faire. J’explorais le sujet.
Je me suis mis à photographier les endroits que je visitais, les veillées funèbres ou les funérailles, quand il n’y avait pas de lieu précis lié au décès d’une personne. Je prenais tout avec un appareil numérique. Et puis un jour je me suis rendu dans la maison d’une petite fille. Elle avait été portée disparue, avant d’être retrouvée au bout de quelques jours, sous un canapé à son domicile, morte par asphyxie.
Quelques mois plus tard, la police a annoncé traiter l’affaire comme un homicide. Elle ne l’était pas encore quand je me suis rendu à sa maison. J’avais dans mon sac à dos un appareil photo instantané dont je m’étais servi le jour d’avant pour prendre ma fille en photo.
Je photographiais la veillée funèbre. Des gens venaient pour poser une chandelle, et j’ai saisi mon Polaroid. Une personne s’est approchée, intriguée par mon appareil et ma présence. Je lui ai donné la photo que je venais de prendre et elle l’a regardé apparaitre.
C’est en l’observant que j’ai eu un déclic. Une photo numérique serait stockée quelque part dans un ordinateur. Un polaroid, en revanche, ce serait le souvenir matériel d’une personne tuée. Quelque chose de tangible. J’ai compris alors que c’était ça le projet. J’y ai mis la dernière touche avec la décision d’écrire le nom de chaque victime sur la photo.
Chaque image représentait une personne et cette personne avait un nom. La photo devenant alors un souvenir palpable de cette victime.
Au fur et à mesure, j’ai réalisé que le projet avait un autre côté positif, la joie que la photo procurait aux proches du disparu. J’ai donné un très grand nombre d’images de cette façon. C’est devenu une partie importante du projet.
J’ai travaillé sur le projet pendant six mois. Cela impliquait de suivre constamment tous les rapports d’incidents dans la ville, ce qui dans une ville avec autant de violence est un défi en soi. Trouver l’endroit exact de l’évènement, et essayer de savoir s’il y avait une veillée funèbre ou des funérailles.
Je ne savais pas trop comment arrêter, et puis un jour j’ai assisté à la veillée mortuaire de Johnson Liggins Jr, un lycéen abattu en plein milieu d’une après-midi d’octobre, alors qu’il se rendait à son travail d’appoint. En rentrant vers ma voiture ensuite, j’ai compris que j’en avais fini. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que c’est la seule victime dont j’ai eu le visage dans mon viseur. Peut-être parce que j’avais travaillé sur plus de 100 morts.
Je vais réaliser d’autres projets sur la violence à Chicago. C’est quelque chose de fascinant. Je viens du canada, un pays qui compte moins d’homicides en un an que la seule ville de Chicago. Dans mon coin, si quelqu’un était tué, c’était une grosse histoire.
Certaines des victimes et leurs histoires resteront sans doute longtemps dans ma mémoire. Comme celle de Jazebel Aleman, une petite fille de trois ans, battue à mort avec une ceinture par son père parce qu’elle refusait de manger.
Ou celle de Cynthia Trevillion, une institutrice de 64 ans, tuée dans un échange de coups de feu lors d’une fusillade depuis une voiture, alors qu’elle rentrait dîner avec son mari, à deux kilomètres environ de là où j’habite dans le quartier nord de la ville. Ou encore celle d’Elizabeth Kennedy, une mère de 36 ans poignardée à mort devant sa fille alors qu’elle essayait de s’interposer entre son ex-mari et un autre homme.
Cette aventure n’aura pas été un essai photographique classique. J’ai réalisé ça en sélectionnant les images pour le projet final. Normalement on choisit les meilleures photos. Mais là, je ne voyais pas seulement des images, mais aussi les histoires cachées derrière. Et même si l’image n’était pas la plus réussie, je l’ai retenue à cause de la façon dont j’étais touché par l’histoire derrière. Comme celle de la petite Jazebel, battue à mort
Le projet ne fonctionne que si l’on a en même temps les photos et les mots qui les accompagnent, l’histoire de la personne qui a été tuée. Le message, lui, reste le même, j’espère. On a affaire à des êtres humains, pas à des numéros.
Ce sont des victimes de la violence. Chaque photo représente leur meurtre à Chicagoland. Une vie perdue. La plupart des veillées sont terminées. Les photos restent.
Ce billet de blos a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.