Un nom sur un numéro

Chicago (Etats-Unis) -- Le projet a mis un certain temps à mûrir, avant d’en arriver à vouloir mettre un nom sur les centaines de personnes qui sont tuées à Chicago en une année année. Sa genèse remonte au choc éprouvé en arrivant pour vivre ici, il y a six ans.

A l’époque, j’ai commencé à travailler en suivant les meurtres et les attaques avec armes à feu, comme n’importe quel photographe de news. Un jour j’apprends que 20 personnes se sont fait tirer dessus, alors j’appelle mon chef pour savoir s’il veut que je couvre ça. « 20 personnes qui se font tirer dessus? Ce n’est pas de l’actualité. S’il y avait 20 morts, oui, mais 20 qui se font tirer dessus? Non ! ».

Ça m’a soufflé. Les journalistes locaux étaient devenus si blasés par cette violence qu’elle faisait partie intégrante de la vie ici. Et quand j’en ai parlé à des gens, la réaction typique a été : « Oh, encore une journée à Chicago ». Cette apathie m’a impressionné. C’était un peu comme si on parlait de la météo.       

Un pavé portant le nom d'Hadiyah Pendleton, 15 ans, est posé avec ceux en mémoire d'autres enfants victimes de violence au mémorial Kids Off the Block, sur South Michigan Avenue à Chicago, le 9 octobre 2017. Hadiyah Pendleton, qui s'était produite comme majorette lors de la deuxième inauguration du président Barack Obama, a été tuée d'une balle dans le dos le 29 janvier 2013. Deux membres présumés d'un gang sont accusés de son meurtre. (AFP / Jim Young)


 

Avant d’arriver, je connaissais la réputation de crime et de violence de la ville. Elle est aussi vieille que Chicago. Mais je ne m’attendais pas à cette indifférence.

Et c’est ce qui est au cœur de mon projet

Secouer le sentiment d’indifférence, rendre leur nom aux victimes de la violence et laisser une trace tangible de ce qui leur est arrivé. 

Chicago a désormais la place peu enviable de ville la plus meurtrière des Etats-Unis. Depuis le début de l’année, on y a enregistré plus de 620 meurtres, selon un décompte effectué par le quotidien Chicago Tribune. C’est quasiment deux fois plus, pour cette agglomération comptant seulement 2,7 millions d’habitants, que le nombre de victimes de New York et Los Angeles réunies, les deux plus grosses villes américaines. 

"Ca peut nous arriver, s'il vous plait allez à la l'église", dit notamment le panneau placé sur une chaise en mémoire de Miriam Cruz Hurtado, 31 ans, et de son fils, Corbin Dallas Barraza, 4 ans, à Stone Park, en banlieue de Chicago, le 24 septembre 2017. La mère et son fils ont été étranglés et frappés à coup de couteaux le 21 septembre 2017. Daniel Barraza, 32 ans, a été inculpé pour double meurtre. (AFP / Jim Young)

 

J’ai commencé à réfléchir au projet en entendant un jour que la ville comptait déjà 100 morts depuis le début de l’année. C’est là aussi que j’ai réalisé qu’à Chicago, il ne s’agit pas d’une personne dont on parle, mais d’un nombre. La 100è personne tuée. La 200è personne tuée. Et ainsi de suite.

Une croix à la mémoire de Jawon Garrett, dans un mémorial artisanal pour les victimes de violence installé sur South Bishop Street à Chicago, le 25 septembre 2017. Jawon Garrett, 40 ans, a été tué de plusieuris coups de feu sur West Madison Street, le 13 septembre 20217. (AFP / Jim Young)

 

Alors je me suis rendu aux endroits où ces personnes avaient été tuées. Je voulais en savoir plus sur leur compte. Au début je ne savais pas trop où ça me mènerait. J’allais d’un lieu à l’autre mais sans idée très claire de ce que je pourrai en faire. J’explorais le sujet.  

Je me suis mis à photographier les endroits que je visitais, les veillées funèbres ou les funérailles, quand il n’y avait pas de lieu précis lié au décès d’une personne. Je prenais tout avec un appareil numérique. Et puis un jour je me suis rendu dans la maison d’une petite fille. Elle avait été portée disparue, avant d’être retrouvée au bout de quelques jours, sous un canapé à son domicile, morte par asphyxie. 

Mémorial en souvenir de Semaj Crosby, dix-sept mois, devant sa maison de Louis Road, à Joliet, banlieue de Chicago, le 28 avril 2017. Semaj Crosby avait été portée disparue le 25 avril avant d'être retrouvée le 27, sous un canapé. Sa mort a été qualifiée d'homicide par la police. (AFP / Jim Young)


 

Quelques mois plus tard, la police a annoncé traiter l’affaire comme un homicide. Elle ne l’était pas encore quand je me suis rendu à sa maison. J’avais dans mon sac à dos un appareil photo instantané dont je m’étais servi le jour d’avant pour prendre ma fille en photo.

Je photographiais la veillée funèbre. Des gens venaient pour poser une chandelle, et j’ai saisi mon Polaroid. Une personne s’est approchée, intriguée par mon appareil et ma présence. Je lui ai donné la photo que je venais de prendre et elle l’a regardé apparaitre.

C’est en l’observant que j’ai eu un déclic. Une photo numérique serait stockée quelque part dans un ordinateur. Un polaroid, en revanche, ce serait le souvenir matériel d’une personne tuée. Quelque chose de tangible. J’ai compris alors que c’était ça le projet. J’y ai mis la dernière touche avec la décision d’écrire le nom de chaque victime sur la photo.

Chaque image représentait une personne et cette personne avait un nom. La photo devenant alors un souvenir palpable de cette victime.

En souvenir de Damien Santoyo, 14 ans, mort sur ces marches après avoir reçu une balle dans la tête le 6 août 2017, lors d'une fusillade depuis une voiture sur South Newberry Avenue à Chicago, le 7 août 2017. (AFP / Jim Young)

 

Au fur et à mesure, j’ai réalisé que le projet avait un autre côté positif, la joie que la photo procurait aux proches du disparu. J’ai donné un très grand nombre d’images de cette façon. C’est devenu une partie importante du projet.

J’ai travaillé sur le projet pendant six mois. Cela impliquait de suivre constamment tous les rapports d’incidents dans la ville, ce qui dans une ville avec autant de violence est un défi en soi. Trouver l’endroit exact de l’évènement, et essayer de savoir s’il y avait une veillée funèbre ou des funérailles.

Je ne savais pas trop comment arrêter, et puis un jour j’ai assisté à la veillée mortuaire de Johnson Liggins Jr, un lycéen abattu en plein milieu d’une après-midi d’octobre, alors qu’il se rendait à son travail d’appoint. En rentrant vers ma voiture ensuite, j’ai compris que j’en avais fini. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que c’est la seule victime dont j’ai eu le visage dans mon viseur. Peut-être parce que j’avais travaillé sur plus de 100 morts. 

Johnson John John Liggins Jr.,17 ans, dans une pièce de l'entreprise de pompes funèbres Gatlings, à Chicago, le 3 novembre 2017. Le jeune homme est décédé le 23 octobre de coups de feu à la tête et au torse sur South Coles Avenue. (AFP / Jim Young)


 

Je vais réaliser d’autres projets sur la violence à Chicago. C’est quelque chose de fascinant. Je viens du canada, un pays qui compte moins d’homicides en un an que la seule ville de Chicago. Dans mon coin, si quelqu’un était tué, c’était une grosse histoire. 

Trous de balles sur le porche de la maison de Sedrick Ringer, 50 ans, tué de neuf coups de feu le 30 juin à South Wells Street, Chicago. 3 juillet 2017. (AFP / Jim Young)


 

Certaines des victimes et leurs histoires resteront sans doute longtemps dans ma mémoire. Comme celle de Jazebel Aleman, une petite fille de trois ans, battue à mort avec une ceinture par son père parce qu’elle refusait de manger.

Ou celle de Cynthia Trevillion, une institutrice de 64 ans, tuée dans un échange de coups de feu lors d’une fusillade depuis une voiture, alors qu’elle rentrait dîner avec son mari, à deux kilomètres environ de là où j’habite dans le quartier nord de la ville. Ou encore celle d’Elizabeth Kennedy, une mère de 36 ans poignardée à mort devant sa fille alors qu’elle essayait de s’interposer entre son ex-mari et un autre homme.

Cette aventure n’aura pas été un essai photographique classique. J’ai réalisé ça en sélectionnant les images pour le projet final. Normalement on choisit les meilleures photos. Mais là, je ne voyais pas seulement des images, mais aussi les histoires cachées derrière. Et même si l’image n’était pas la plus réussie, je l’ai retenue à cause de la façon dont j’étais touché par l’histoire derrière. Comme celle de la petite Jazebel, battue à mort

Vitre d'un restaurant percée par une des balles de la fusillade qui a coûté la vie à Manuel Hernandez, 30 ans, le 21 septembre 2017 sur West 51st Street, à Chica,go. Le 28 septembre 2017. (AFP / Jim Young)

 

Le projet ne fonctionne que si l’on a en même temps les photos et les mots qui les accompagnent, l’histoire de la personne qui a été tuée. Le message, lui, reste le même, j’espère. On a affaire à des êtres humains, pas à des numéros.

Les bicyclettes des jumelles Addison et Makayla Henning, 5 ans, sur l'herbe devant leur maison de North Reed Street, à Joliet, banlieue de Chicago, le 31 août 2017. Les enfants ont été tuées de plusieurs coups de feu à la tête, et leur mère Celisa Henning, est morte d'un coup de feu à la tête, le 31 août 2017, dans une affaire qualifiée de meurtre et suicide par la police. (AFP / Jim Young)

 

Ce sont des victimes de la violence. Chaque photo représente leur meurtre à Chicagoland. Une vie perdue. La plupart des veillées sont terminées. Les photos restent.

Ce billet de blos a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.

Sur le lieu du décès de Daniel Cordova, 26 ans, sur West 46th Place à Chicago, le 8 mai 2017. L'homme a été retrouvé mort à cet endroit le 7 mai 2017, victime de plusieurs coups de feu. (AFP / Jim Young)


 

Jim Young