Torero, journaliste et quasi-centenaire

PUEBLA (Mexique), 30 octobre 2015 - Il existe à l’AFP un journaliste presque centenaire qui a revêtu l’habit de lumière et foulé la piste d’une arène pour affronter un taureau. Ce journaliste-torero est Mexicain et s’appelle Ernesto Navarrete y Salazar, surnommé « Don Neto ».

Un surnom de légende pour un homme au parcours exceptionnel qui a observé beaucoup de taureaux dans sa vie, mais aussi vécu sous vingt-et-un présidents mexicains, dix-sept présidents des Etats-Unis et accessoirement quatorze directeurs du bureau de l’AFP à Mexico.

Car Don Neto a 97 ans. Il est de loin le plus vieux journaliste de l’AFP en activité, et sans doute également le plus vieux journaliste au monde ! Personne ne sait plus trop quand il a commencé pour l’agence. Don Neto pense que c’est « en 1943 ». L’AFP croit se souvenir que c’est plus tard, en 1959, quand le bureau de Mexico a été ouvert, mais n’est pas trop sûre non plus.

Le journaliste mexicain Ernesto Navarrete y Salazar, alias Don Neto, le 1er octobre à Puebla (AFP / Ronaldo Schemidt)

Ce qui est certain, c’est qu’il est né juste avant l’Armistice de la Première Guerre Mondiale, le 7 novembre 1918 à Veracruz, au bord du Golfe du Mexique, et qu’il collabore en tant que correspondant tauromachique de l’AFP à Puebla, à 130 kilomètres de la capitale mexicaine.

Un coup de corne qui change le destin

Sa carrière derrière un micro ou un stylo, il l’a commencée accidentellement, sous l’impulsion d’un taureau qui lui a entaillé le ventre. C’était à Aguascalientes en 1939. Le jeune Don Neto, passionné de boxe, et plus encore de tauromachie, se préparait à une carrière dans les arènes. Il faisait ses gammes de novillero depuis deux ans, lorsque ce coup de corne a changé son destin. « J’ai dû arrêter durant plus d’une année et ma mère m’a dit de ne pas continuer ».

Alors, il est devenu journaliste. D’abord chroniqueur radio sur XEQK, puis également dans la presse écrite.

L’aventure à l’AFP a commencé plus tard, par hasard.

Don Neto (au centre) et le célèbre torero espagnol Manolete (à gauche) à Mexico dans les années 1940, quelques années avant la mort tragique du matador.

« La mère d’un ami torero vendait des tacos dans la rue. Un jour, j’ai appris qu’il y avait une agence de presse internationale dans cette rue, c’était l’AFP. J’y suis allé, j’ai proposé mes services au directeur de l’époque (sans doute Robert Katz), qui a accepté. J’ai commencé alors à écrire des dépêches sur les corridas ».

Cigares et jolies femmes

C’était l’époque où les toreros étaient des stars qui circulaient aux bras de jolies femmes et fumaient le cigare. L’époque où les corridas déclenchaient beaucoup de passion et peu de controverses. Don Neto fut l’ami du célèbre Manolete et de quelques autres grands matadors tombés depuis dans l’oubli. Dans ses albums de photos en noir et blanc, il apparaît souvent à leur côté, micro à la main, sur les bords de l’arène. Il a commenté en direct depuis Séville une corrida, « un première à l’époque », enregistré plus de 1.200 chroniques radio, publié un nombre incalculable d’articles et de dépêches. Don Neto a fondé également la revue « Ovaciones », consacrée exclusivement à la tauromachie, « qu’on lui a volée plus tard » et donné des cours de journalisme tauromachique. Il a aussi organisé la cérémonie de remise des prix des meilleurs toreros de l’année que remettaient les dix actrices mexicaines les plus connues de l’époque.

Vidéo : Don Neto, doyen des journalistes (en espagnol)

Les matadors défilaient dans les locaux de l’AFP pour voir Don Neto. Le torero Alfredo Real avait un jour menacé : « Si Don Neto ne commente pas la corrida, je ne torée pas ! » Une autre fois, le président mexicain l’a fait chercher en pleine rue pour l’inviter à déjeuner et parler de taureaux. Il a aussi interviewé le président Georges Pompidou à l’Elysée, qui lui a parlé des arènes de Nîmes, se souvient-il.

Aujourd’hui « Don Neto » est un élégant monsieur, à l’œil malin, qui vit chez sa fille Marta. Le monde a changé, la corrida aussi, les tenues de lumières des toreros ont perdu de leur éclat. Mais Don Neto est toujours là, guettant avec impatience le début de la saison tauromachique, curieux de savoir quel torero se présentera, lequel se révèlera dans les arènes.

Au travail sur une chaise de camping

Sa fille l’amène parfois à la plaza de toros pour écrire ses dépêches, mais le plus souvent, il couvre les corridas derrière son poste de télévision.

Cela ressemble à un rituel.

Avant le début de la corrida, il déplie sa chaise de camping, posée contre le mur de sa chambre, près de son lit, où un christ apparaît ainsi qu’une photo de jeunesse de sa défunte épouse. Il met son casque amplificateur, chausse des lunettes de vue, prend son carnet et un feutre noir. Et il note, en lettres majuscules, le nom des toreros, les noms des ganaderias, apprécie la qualité des passes, véroniques, demi-véroniques, mariposas, et la bravoure des bêtes.

Don Neto au travail (AFP / Ronaldo Schemidt)

« Je coupe le volume car je ne veux pas entendre les commentateurs. Souvent je ne suis pas d’accord avec eux. J’ai eu par le passé des problèmes avec les promoteurs de corridas, car je dis ce que je vois, je dis la vérité, j’ai toujours voulu dire la vérité, cela parfois déplaît».

Pour lui, la tauromachie relève de l’art. « Mais pour cela, il faut que le torero ait une personnalité ».

Don Neto se lève alors de son fauteuil et mime dans son salon les gestes d’un matador qui torée mécaniquement, sans grâce, par à-coups, et celui, qui au contraire, dans les lents mouvements de la cape, fait surgir ce que certains considèrent comme une forme d’expression artistique.

Danseur et séducteur

« Pour être un bon torero, il faut trois choses, dit-il : la tête, le cœur et le ventre. La tête pour comprendre le taureau et savoir comment le toréer, le cœur pour avoir le courage suffisant de le faire et le ventre pour toujours avoir la faim et l’envie de devenir un grand torero ».

Don Neto écrit vite, mais c’est par téléphone qu’il dicte à la rédaction de Mexico ses papiers.

« Grâce à lui, se souvient Leticia Pineda, journaliste à l’agence, nous avons été les premiers à informer les médias en 2010 du grave accident subi par le matador espagnol José Tomás dans l’arène d’Aguascalientes. Et puis Don Neto a ensuite suivi toute l’histoire. Cela nous a donné un grand avantage par rapport à nos concurrents ».

Une coupure de presse montrant Don Neto en train de lire une chronique tauromachique à la radio, à une date indéterminée (AFP / Ronaldo Schemidt)

Don Neto se dit fier d’appartenir à une agence internationale et de savoir que ses dépêches seront lues jusqu’en Espagne, au Portugal ou en Colombie. « C’est toujours la carte de visite de l’AFP qu’il donne pour se présenter », commente sa fille Marta.

De temps à autre, il fait une apparition au bureau de l’AFP à Mexico, situé dans le quartier à la mode de Roma, non loin de la plaza de toros qu’il a vu construire. Toujours élégant, discret et courtois. Il lui arrive souvent de verser une petite larme lors de ses visites, submergé par les souvenirs.

Le 19 septembre 1985, Don Neto se trouvait dans les locaux de l’AFP, situés alors au 28ème étage de la tour Latinoamericana, lorsqu’un tremblement de terre avait dévasté Mexico et fait entre 6.000 et 20.000 morts.

L'arène de Mexico, la plus grande du monde, en 2006 (AFP / Julio Castillo)

« Quand ça a commencé à trembler, nous sommes descendus par l’escalier. Les parois bougeaient, des failles s’ouvraient dans les murs. Lorsque je suis arrivé en bas, j’ai vu des gens qui priaient à genoux sur le trottoir ».

A la grande époque, Don Neto organisait des fêtes somptueuses en l’honneur des toreros dans l’hôtel Régis, où se pressait le tout-Mexico. L’hôtel s’est effondré lors du séisme.

Il se sert de cette mémoire trop pleine pour écrire des contes qui parlent de corridas, et peindre des tableaux qui représentent des visages de toreros, des paysages de bord de mer, des animaux. C’est aussi un grand danseur, amateur de swing, «un artiste, un séducteur », confie Marta.

Mais c’est sa passion du métier de journaliste qui le guide encore aujourd’hui, « il ne pourrait pas arrêter, c’est toute sa vie ».

D’ailleurs, fait-elle remarquer, depuis qu’il travaille pour l’AFP, lorsqu’il décroche le téléphone, il dit toujours « Allô, Allô », en français.

Sylvain Estibal est le directeur du bureau de l’AFP à Mexico. Suivez-le sur Twitter.

(AFP / Ronaldo Schemidt)
Sylvain Estibal