Odessa : les marches de la colère
ODESSA (Ukraine), 23 mai 2014 - Ils courent de toute la force de leurs dix-huit ans, gourdin en main, casque de chantier trop grand tombant sur les yeux. "Aux escaliers ! Aux escaliers ! C'est une attaque !"
Ils sont une dizaine, ce samedi 3 mai à Odessa, à se ruer vers le sommet des escaliers Potemkine. Oui, "Potemkine" comme "Le cuirassé Potemkine"; "escaliers" comme l'une des scènes les plus fameuses de l'histoire du cinéma, le massacre de la population de la ville par la garde tsariste en 1905 dans le film de Sergueï Eisenstein, sorti en 1925. Le landau d'osier lâché par une mère fusillée, qui dévale les marches sous la mitraille : tout le monde connaît, même sans savoir d'où.
En 2014, une fois de plus, c'est là que se joue l'Histoire à Odessa.
La veille, à deux kilomètres de là, une quarantaine de pro-russes ont péri, asphyxiés, brûlés ou battus à mort dans l'immeuble des syndicats, assiégé par une foule hostile de partisans d'une Ukraine unie. Leur cortège avait été attaqué à l'arme à feu dans l'après-midi, ils se sont vengés.
Alors quand de la fumée commence à monter, à mi-pente des 192 marches, sur la gauche en regardant depuis le sommet qui surplombe le port, c'est branle-bas de combat chez les "forces d'auto-défense", jeunes gens armés de bâtons et de battes de base-ball, animateurs dans la grande ville du sud de l'Ukraine du mouvement né cet hiver à Kiev sur la place Maïdan.
Soudain, les flammes. Jaunes, orangées, elles crépitent, montent, dansent près des murs de pierre qui entourent l'escalier. "C'est le gaz, une conduite de gaz qu'ils ont dû faire sauter !" crie un jeune homme.
Un attroupement se forme sur la place au sommet, autour de la statue de bronze du duc de Richelieu, noble franco-russe, premier maire de la ville. Des curieux descendent quelques marches, filment, photographient avec leurs téléphones. Les jeunes volontaires les dissuadent d'approcher, "ça peut être dangereux, ça peut exploser à tout moment".
Paul Gypteau, correspondent de l'AFP-TV basé à Moscou, part en courant vers notre hôtel tout proche, revient cinq minutes plus tard avec sa caméra.
Le brasier redouble, les flammes lèchent le feuillage des arbres, la colonne de fumée noire attire curieux et costauds prêts à en découdre de tout le quartier. Deux camions de pompiers arrivent.
La veille, estimant officiellement que leur sécurité n'était pas assurée aux abords du bâtiment des syndicats parce que la police ne contrôlait rien, ils ont mis plus de quarante minutes à intervenir et éteindre les flammes, nées du jet de cocktails Molotov. Les hommes en tenue de feu et casques descendent à pied, remontent et décident de faire le tour pour attaquer l'incendie par le bas. En quelques minutes les lances sont mises en batterie, la fumée vire au gris, les flammes reculent puis disparaissent.
Nous descendons quelques marches, le service d'ordre improvisé nous interpelle en ukrainien, nous sourions et passons outre. Et à mi-pente la scène se dévoile : pas de conduite de gaz, pas d'attentat, pas d'attaque des pro-russes mais deux baraques de bois adossées à la paroi de pierre qui achèvent de se consumer. Des vestiges de décors abandonnés après le tournage d'un film, dit un voisin. Les lances noient les décombres, les pompiers font tomber à coups de gaffe ce qui reste debout. Les jeunes repassent les gourdins dans leurs ceintures, sourient, remontent à pas lents les escaliers. Fausse alerte.
Mais il faut rester vigilants : depuis que la contestation, les manifestations pro-Kiev et pro-russes ont commencé dans le grand port du sud de l'Ukraine, les "escaliers Potemkine" et la place qui les surplombe, sous la statue de bronze du duc de Richelieu, sont devenus le point de rassemblement des partisans de Kiev.
Parce que c'est le cœur de la vieille ville, sa principale attraction touristique, son lieu emblématique, ils s'y retrouvent tous les soirs ; les premiers arrivent en fin d'après-midi. Une petite estrade, une mini-sono, un micro dans lequel on massacre l'hymne national. Les photos de manifestants tombés sous les balles ou les plombs des pro-russes le 2 mai, une boîte de plastique dans laquelle on glisse des billets.
La "scène des escaliers", morceau de bravoure du chef-d'œuvre d'Eisenstein, est si célèbre, elle a pendant si longtemps accompagné les écoliers de l'ex-Union Soviétique qu'elle est entrée dans l'histoire officielle. Ils ne sont pas nombreux à Odessa, en Ukraine, en Russie et au-delà à savoir qu'elle a été inventée de toutes pièces.
En 1925, pour commémorer le vingtième anniversaire de la mutinerie des marins du cuirassé Potemkine, la commission soviétique à la Culture commande au maître Eisenstein un film de propagande. Il devra magnifier le combat des marins-prolétaires du navire, soumis à l'arbitraire des nobles-officiers alliés à un pope au physique de fourbe idéal. Quand on leur sert de la viande avariée ils se révoltent, prennent le contrôle du Potemkine. "Odessa soutenait les marins" dit un carton dans ce film muet.
::video YouTube id='6_5O8GRYT84' width='768' height='432'::Alors qu'une flottille de barques à voile vogue vers le navire, pour fraterniser et le ravitailler, une foule joyeuse et bigarrée se rassemble sur les marches des "escaliers Primorsky", comme ils sont appelés à l'époque. On rit, salue de la main et avec casquettes et chapeaux les héros flottant dans la baie.
"Soudain" dit un autre carton.
Les soldats de la garde tsariste, en blanc dans leur tenue d'été, apparaissent sur deux rangs au sommet des marches, fusils à baïonnettes pointés vers le bas. La foule dévale les marches en panique, les premières salves crépitent, les corps tombent. Sur le port, les cosaques à cheval, sabre au clair, attendent les civils qu'ils frappent à tour de bras. Une mère meurt, laissant échapper dans les marches le landau d'osier dans lequel son bébé hurle. Plus de six minutes d'une scène entrée au panthéon du cinéma mondial.
Soucieux d'illustrer la barbarie du régime des tsars, Eisenstein l'a inventée de toutes pièces. Des témoins de l'époque, le consul d'Angleterre à Odessa ont rapporté que la révolte de 1905, soulèvement considéré par les historiens comme précurseur de la révolution de 1917, a certes été matée dans le sang et que par endroits la troupe a tiré sur la foule, mais pas dans les escaliers. Et personne ne connaît le nombre des victimes.
Pour les activistes pro-Maïdan, effrayés par les poussées séparatistes qui ont permis aux pro-russes armés de prendre le contrôle des deux "oblasts" (provinces) de Donetsk et Lougansk, ça n'a pas d'importance. Les escaliers Potemkine sont le symbole de leur ville, de leur culture, de leur patrie agressée et ils vont les défendre.
C'est là que spontanément ils se rassemblent, le lendemain 4 mai, quand la rumeur court la ville que des partisans de Moscou ont pris d'assaut un commissariat, obtenu la libération de 67 camarades arrêtés deux jours plus tôt et s'apprêtent à venir placer dans la main de bronze du duc de Richelieu le drapeau blanc-bleu-rouge de la Grande Russie. "Ils vont venir... Ils arrivent... Appelez du renfort".
En quelques minutes leurs rangs grossissent, curieux amalgame de jeunes gens nerveux, de pères de familles engoncés dans des treillis trop petits, d'adolescentes portant des sacs frappés d'une croix rouge, de cagoulés aux yeux fiévreux, de nez-cassés au physique de boxeur, de gros-bras en débardeurs malgré le vent frais. Peu ou pas d'arme à feu: un fusil à lunettes dans le dos d'un grand maigre, mais de calibre 22 long rifle, pour la chasse à l'écureuil. Un jeune homme cagoulé porte un arc à la main, une dizaine de flèches colorées dans son carquois. Des battes de base-ball, mais surtout des manches de pioches, morceaux de fer à béton entourés d'adhésif pour faire un manche, barreaux de chaises.
Deux officiers de police en tenue approchent et sont interpellés: "Pourquoi n'avez-vous rien fait vendredi face aux agresseurs russes ?", "Vous êtes complices !", "Votre devoir est de protéger le peuple !"
Le capitaine à son tour reproche à certains d'avoir frappé, parfois à mort, les partisans de Moscou qui fuyaient les flammes. Un petit musclé, cagoule verte sous un casque de métal kaki, petite pelle pliante à la main, hausse le ton: "Les femmes et les enfants on ne les a pas tapés. Mais les hommes oui, on les a frappés. Pour qu'ils ne viennent pas nous attaquer le lendemain..."
Dans un coin, près du local du funiculaire, on s'affaire près de caisses remplies de cocktails Molotov, on aligne les sacs de toiles pleins de cailloux : pas question de casser les trottoirs historiques, encore moins les marches, rénovées dans les années trente.
Tout à coup un ordre fuse : "Pravy Sektor ! A vos rangs !"
En quelques secondes une cinquantaine de jeunes gens, la plupart casqués et cagoulés, portant rangers et brassard rouge et noir, s'alignent sur deux colonnes.
"Pravy Sektor": "Secteur Droit". Un groupe ultra-nationaliste aux tendances paramilitaires, qui s'est illustré devant les caméras du monde entier lors des affrontements violents avec la police sur la place Maïdan à Kiev.
Cadrés serrés par les chaînes russes, ils ont offert au Kremlin les images de propagande dont il rêvait pour persuader les russophones, en Crimée, dans l'Est de l'Ukraine et au-delà, que le danger néo-nazi était à leur porte et que seule la Grande Russie pourrait les en protéger.
Ici, la plupart n'ont pas vingt ans. Ils tentent de compenser en bombant le torse et serrant les mâchoires leur manque évident de cohésion, d'entraînement et d'équipements guerriers. Ils entonnent l'hymne national, répondent "Gloire ! Gloire !" quand un chef lance "Gloire à l'Ukraine !"
Une heure passe, puis deux. La nuit est tombée, les lampadaires découpent des ombres sur la place, la statue du Duc, les escaliers. La foule est de plus en plus nerveuse, parcourue de rumeurs, de fausses alertes. La colonne d'agresseurs pro-russes n'a jamais existé: une fois leurs camarades libérés du commissariat qu'ils assiégeaient, les partisans d'une union avec Moscou sont rentrés chez eux.
Soudain un frisson passe, un cri: "Le chef de la police ! Allons-y !"
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Une trentaine de jeunes se mettent en marche, dans la mauvaise direction. Cris, ordres, la colonne se reforme et se met en marche, passe devant le mythique hôtel Londonskaya, longe l'opéra, le club anglais. Dans la fraîcheur du soir, poings serrés et slogans criés à pleins poumons, ils libèrent à grands pas rageurs sur les pavés l'énergie accumulée en piétinant sur place. "Odessa en Ukraine !", "Gloire à l'Ukraine" !
Leur but: le siège régional de la police, dont le chef a changé la veille, sur ordre de Kiev après le drame du 2 mai. Alerté, Ivan Katerintchouk est descendu sur le trottoir, en civil, sans aucun service d'ordre en dehors de deux adjoints eux aussi en costume.
On range les gourdins, forme un cercle autour de lui. Quand le petit mégaphone crache : "Tout le monde est égal devant la loi, c'est pour ça que je compte sur votre aide et votre soutien", un grondement approbateur monte de la foule". Et quand il lance "L'Ukraine est unie et Odessa fait partie de l'Ukraine", des "Hourras !" lui répondent, il a gagné la partie.
Les hommes, satisfaits, enlèvent casques et cagoules et rentrent chez eux à pas lents. Des irréductibles partent en groupe vers la maison des Syndicats, où l'odeur de brûlé persiste. Ils adossent un morceau d'échafaudage à la hampe monumentale sur l'esplanade. La veille, des pro-russes y avaient descendu les couleurs de l'Ukraine, avaient brûlé le drapeau. Avec des tours de Scotch, deux acrobates y fixent une nouvelle bannière jaune et bleue.
C'est bientôt minuit. Rendez-vous demain, à partir de dix-sept heures, en haut des escaliers.
Michel Moutot est reporter au service des Informations générales de l'AFP à Paris.