Vermeer au Wisconsin
Paris - La campagne présidentielle américaine a pu générer des associations avec les concepts les plus variés, du racisme à la désinformation, de TikTok au Covid ou encore de #Metoo au réchauffement climatique. Mais je n'imaginais pas qu'elle me ferait un jour penser à Johannes Vermeer (1632-75).
Le choc s'est produit un jour où j'épluchais la production de l'AFP dans tous ses supports (texte, photo, vidéo, infographie, vidéographie, fact-check, agendas et autres blogs).
Je suis tombé sur une photo de citoyens américains faisant la queue sur un trottoir de Milwaukee en attendant de voter à la primaire démocrate du Wisconsin. Et l'image de "La Ruelle" de Vermeer s'est imposée à moi avec une force qui m'a fait renverser mon café.
Quel rapport entre cette image d'électeurs américains patientant en respectant scrupuleusement les distances de sécurité, Covid-19 oblige, prise par notre collaborateur Kamil Krzaczynski le 7 avril 2020, et le chef d'oeuvre réalisé par le Maître de Delft (Pays-Bas), vers 1658 ?
Sur le fond, aucun. Sur la forme, énormément, à mes yeux. Il faut savoir que j'entretiens un rapport particulier à Vermeer : c'est à lui que je dois, au printemps 1988, ma première épiphanie picturale. Lors d'un voyage scolaire aux Pays-Bas, et d'une visite-corvée au Mauritshuis de La Haye, j'étais resté pétrifié devant sa "Vue de Delft". J'avais ensuite découvert "La Ruelle", au Rijksmuseum d'Amsterdam.
Comme des millions d'admirateurs, ce tableau, apparemment peu spectaculaire avec sa représentation frontale, sans véritable point de fixation du regard, n'a cessé de me fasciner.
Des régiments d'historiens de l'art se sont déchirés pour localiser l'endroit (si endroit il y a) représenté sur la toile. Seul consensus: c'est à Delft. L'espace de quelques secondes, je me suis demandé si ce n'était pas à Milwaukee.
Dans la photo de Kamil, il y a le même point de vue, la même frontalité, la même absence d'ombres sur la façade principale. Les mêmes briques. Les mêmes stries sur le trottoir qui seules, ou presque, suggèrent une perspective. Les mêmes fenêtres, trois au rez de chaussée, deux au premier étage. La même échancrure à la gauche du bâtiment. Et quasiment le même petit banc au bas de cette échancrure.
Si l'on zoome dans la photo, les deux personnages principaux semblent se répondre en miroir : la vieille femme cousant assise sur la droite fait place à une jeune femme debout regardant son smartphone, et c'est un homme assis qui a pris la place de la femme affairée dans la ruelle du tableau original. Peut-être est-ce ce que Vermeer aurait peint, aujourd'hui, à Milwaukee ?
En 1658, en plein Age d'or flamand, la capitale du Wisconsin n'existait pas. Sur les bords du lac Michigan, c'était un simple point de contact entre différentes tribus indiennes, dont les Milwaukees éponymes, si l'on en croit la Wisconsin Historical society.
A cette date, même New York n'existait pas non plus. C'était juste un gros comptoir nommé Nieuw-Amsterdam. Hollandais, comme son nom l'indique. Son style architectural devait par la suite essaimer à travers le pays…
Kamil est l'un des cinquante free-lance qui épaulent l'équipe de 14 photographes salariés de l'AFP en Amérique du Nord. Basé à Chicago, il couvre l'Illinois, l'Indiana et le Wisconsin, considéré comme un Etat-clé du scrutin du 3 novembre. Je lui ai demandé s'il avait pensé à Vermeer au moment de composer sa photo. Il a ri: non, pas une seconde.
Je l'ai quand même remercié. Grâce à lui, parmi les dizaines de milliers de photos proposées par l'AFP dans le cadre de la présidentielle américaine, un vieux maître flamand m'aura fait un clin d'oeil depuis Milwaukee.