L'humanité sur un bateau
Nous étions encore à quai, à Marseille, et je venais de terminer une interview avec Ludovic Duguépéroux, un marin-sauveteur de SOS Méditerranée. Juste à temps pour admirer, depuis le pont avant, le coucher du soleil qui transformait en nuancier de couleurs ce ciel de la mi-juin. "Tu verras", m'avait-il alors glissé dans une mise en garde amicale, "le huis clos d’un bateau, c’est assez spécial, il n’y a pas d’échappatoire, et selon les gens que tu as à bord, ça peut devenir plus ou moins oppressant". Il ne croyait pas si bien dire.
La mission pour laquelle j’embarquais à bord de l’Ocean Viking, bateau-ambulance rouge et blanc qui s’est donné pour mission de secourir les naufragés sur la route migratoire la plus meurtrière du monde, s’annonçait en soi hors norme.
Pour la première fois, les opérations allaient se dérouler sans partenaire médical - Médecins sans frontières venait de se désengager - et dans le contexte du Covid-19, avec toutes les contraintes que cela comporte: masques, visières, combinaisons, décontaminations... D’ailleurs, je sortais d’une quarantaine de quatorze jours partagée dans le même hôtel que tout l’équipage.
Le temps de me préparer mentalement au pire du drame qui se joue sur ces eaux qui ont englouti les candidats à l'exil par milliers depuis la crise migratoire de 2015.
A peine arrivés sur zone au large de la Libye au bout de trois jours de navigation, les sauvetages ont commencé. Deux en cinq heures et, en route vers une autre embarcation en détresse sur laquelle une femme venait de mettre au monde un bébé, ces paroles d'une responsable à bord, presque irréelles à 2h du matin: "On nous signale au moins six personnes mortes sur ce bateau, si tu ne te sens pas d’aller sur le semi-rigide, tu nous dis".
Finalement, les survivants n’ont pas eu de chance. les garde-côtes libyens sont arrivés avant et ont ramené tous ces migrants dans le pays qu'ils fuyaient.
Ma place, durant ce genre d'opération, est à l'arrière du bateau rapide, juste à gauche du pilote, Rocco, un italien pince sans rire qui préfère que son nom de famille ne soit pas publié. La scène est bien connue, depuis 2015, mais croiser, au milieu de nulle part, le regard de ces personnes entassées qui ont pris la mer au péril de leur vie, voir ces visages apeurés s'illuminer en apercevant les secours, cela reste une expérience humaine renversante.
Les jours suivants ont surtout été l'occasion d'apprendre à connaître ces 117 hommes et une femme qui racontent avoir préféré une mort probable en mer plutôt qu'une mort certaine en Libye. D'où viennent-ils ? Comment se sont-ils retrouvés dans ce pays en proie au chaos ? Pourquoi et comment s'en sont-ils enfuis ? Quels sont leurs rêves, désormais ?
Il s'agissait, en grande majorité de Pakistanais et de Bangladais ainsi que des Africains subsahariens, qui ont en commun d’avoir vécu les pires sévices en Libye.
Poser des questions et, il faut bien l'admettre, essayer de répondre à beaucoup d'autres: comment cela va-t-il se passer pour nous ? Quel pays va nous accueillir ? Est-ce qu'on pourra travailler ? Essayer car, toute vérité n'étant pas bonne à dire, je ne voyais pas l'intérêt, à pareil moment, d'ergoter sur la difficulté des parcours d'intégration, les campements insalubres dans lesquels se regroupent par centaines, voire milliers, les migrants et réfugiés en France.
A bord, la vie s’organise autour de trois piliers : manger, se laver, se reposer. Il y a d’abord la distribution du petit-déjeuner (gâteau hyper-protéiné, cacahuètes, petit Lu, barres céréales) à 10h00, qui s’accompagne d’une prise de température frontale, en ces temps de Covid. Et il en va de même pour le dîner, des rations humanitaires laissées par MSF. Il y a ensuite la douche dans l’après-midi, trois minutes par personne, cinq par cinq, pour économiser l’eau recyclée à bord.
Le reste du temps, de longues siestes ou un repos à l’abri des conteneurs qui protègent d’une chaleur accablante, pour récupérer d’un périple souvent chaotique. Certains jouent aux cartes, aux dames, et l’espace d’un après-midi, une séance coiffure par deux migrants tondeuses à la main a même permis d’enclencher un rare moment de rires et de partage.
Les mesures sanitaires liées au coronavirus peuvent aussi créer des barrières : après un passage prolongé sur le pont, les humanitaires et moi devions prendre une douche dans un sas de décontamination délimité par des bâches bleues et tout désinfecter – y compris la semelle des chaussures et jusqu’au stylo – au chlore, avant de rentrer à l’intérieur du bateau, où se trouvait ma minuscule cabine-bureau. Drôle de sensation, que de se laver après avoir interviewé quelqu’un… Au bout de quelques jours, l'anxiété des rescaptés émanait surtout de l'impossibilité de prévenir la famille que l'on a échappé à la mort, ni en téléphonant, en haute mer, ni en passant par le réseau wifi du bateau.
Il arrivait régulièrement que certains me griffonnent le numéro ou le compte Facebook d’un parent pour que je les prévienne qu’ils sont en vie, où qu’ils s’agacent car avec mon calepin, je ne pouvais pas les faire passer en direct à la télévision...
Il y a bien une connexion à bord, qui met les nerfs à rude épreuve – cela pouvait prendre parfois plus d'une heure d'envoyer une photo à la rédaction – mais elle sert essentiellement à communiquer avec les autorités maritimes. Rajouter à ce faible débit plus de 100 connexions, c'est l'assurance que plus personne ne pourra l'utiliser. Les consignes étaient donc de ne pas faire d’exception.
Le 30 juin, deux nouveaux sauvetages. Les migrants, accoudés sur le pont, applaudissent les opérations. Ils étaient à la place des naufragés, cinq jours plus tôt. Est-ce cette série d'opérations qui a enrayé la machine ? Le deuxième sauvetage s'est déroulé de nuit, sur une mer de vinyle noire. L'œil devait s'habituer à l'obscurité complète, donc sans lampe frontale ni flash sur le téléphone.
L'objectif, retrouver une embarcation en bois, dont le signalement par les autorités maritimes maltaises venait de tomber. Au bout de trente minutes apparaissent les visages de seize Tunisiens, dont une femme et quatre mineurs, qui avaient quitté leur ville côtière de Zarzis la veille et qui se trouvaient désormais à 74 kilomètres de l'île italienne de Lampedusa.
La bande avait téléchargé une application de navigation utilisable hors connexion, disposait encore de deux bidons d'essence et naviguait sur une mer calme. Elle a donc dans un premier temps refusé de rejoindre l'Ocean Viking. Avant de finalement accepter d'être emmenée à bord.
Ces passagers, les seuls à n'avoir pas fui la Libye, ont-ils saisi les enjeux de leur décision ? Ils expliqueront plus tard que non. Le pont du navire humanitaire est un microcosme d'une cinquantaine de mètres de long, où l'attente commençait à faire son œuvre, quand les nouveaux-venus, essentiellement des voisins de quartier, ont remis en question leur présence sur le bateau humanitaire.
"On serait déjà à Lampedusa si on avait continué tout seuls, on avait tout, le GPS, le fioul, et maintenant on est emprisonnés ici à attendre comme des galériens", s'énervait Ahmed, 24 ans, bob noir vissé sur un crâne dégarni, toujours torse nu.
Ingratitude ou réalisme ? En quatre jours, entre le jeudi qui a suivi leur débarquement en Sicile et le dimanche 12 juillet, près de mille migrants sont arrivés par leurs propres moyens à Lampedusa.
Sur leurs téléphones, les Tunisiens font défiler des photos de leurs villas, pendant que deux Nord-Africains se jettent par-dessus bord, lassés par le statu quo de l'Ocean Viking, dont les demandes pour se voir attribuer un port de débarquement restent lettres mortes. Ils sont finalement ramenés à bord par les marins, qui ont dû remettre un semi-rigide à l’eau.
A ce moment-là, le pont se divise en deux camps, que l'on peut opposer de mille façons, mais que Mohammad Irshad, un Pakistanais de 22 ans, a ainsi résumé: "Les Egyptiens, Marocains, Tunisiens, ils n'ont pas connu la torture en Libye comme nous, comme les frères Noirs ou du Bangladesh qui sont silencieux. Ils n'ont pas la même résilience ni la même patience".
La tension monte parallèlement de deux façons différentes. Face aux humanitaires de SOS Méditerranée, c'est un jeu de pression fait de menaces de suicide et de menaces d'agression, voire de mort pour le capitaine du bateau. La rumeur a enflé, parmi les Nord-Africains, que l'homme qui tient la barre a un intérêt financier dans la durée de leur séjour à bord. Face aux autres communautés, les poings sortent.
Pour moi, la question se pose en ces termes: quelle place accorder dans mes articles à cette minorité bruyante dont les menaces ne m'ont jamais semblé dépasser le coup de bluff ? Dans un communiqué vendredi 3 juillet annonçant l'état d'urgence à bord – sans conséquence concrète -, SOS Méditerranée recensait six tentatives de suicide, en comptabilisant par exemple comme l'une d'elle le fait qu'un homme a couru deux pas sur le pont en menaçant de sauter.
Aucune menace n'a jamais été dirigée contre moi et je pouvais continuer à faire mon travail, en donnant la parole à toutes les personnes présentes. Pourquoi choisir l'une plutôt que l'autre ? Sur quelle base ? D'où qu'ils viennent, et quelles que soient leurs motivations, ne se sont-ils pas, au bout du compte, retrouvés dans la même situation ?
J'ai décidé de raconter ce quotidien fait de coups de sang, tantôt tendu tantôt extrêmement calme, quasi-schizophrénique en détaillant chaque morceau de ce drôle de puzzle, sans y ajouter de commentaire.
D'une part des membres de SOS Méditerranée usés par une présence renforcée sur le pont, que l'on retrouvait en pleurs dans les arcanes du navire, ou les yeux cernés, à se demander comment des personnes qu'ils avaient secourues pouvaient désormais les menacer physiquement. L'un d'eux, les yeux injectés de sang par manque de sommeil, m'a entraîné dans une salle des machines assourdissantes comme pour se confesser: "C'est sûr que c'est comme le reste de l'humanité, il y a des gens bien et des gros cons. Mais je suis en train de perdre foi en l'humain". Publiquement, l’ONG a toujours soigné ses mots, évoquant la “détresse psychologique aiguë” des personnes à bord. De l'autre, des migrants qui, pour une écrasante majorité, attendaient calmement mais dont certains pouvaient se laisser aller à un jeu de la concurrence dans l'exil.
Qui est un "vrai réfugié" et qui est un "opportuniste", pointait du doigt un Bangladais, en distribuant les bons points. La lutte contre le racisme, aussi, a fait une surprenante apparition sur ce pont où les Noirs-Africains, qui restaient assis toute la journée à bavarder, ont placardé une affiche "Black Lives Matter".
Mais ce qui reste, profondément, de cette dizaine de jours de cohabitation, c’est la dignité avec laquelle tous ceux qui racontent avoir vécu le pire en Libye - torture, esclavage.. - font face à leur passé et regardent l’avenir.
Mélange de résilience, de pardon, et de rage de vivre: d’une certaine façon, de foi en l’homme. J’ai été marqué par la force de ces jeunes hommes qui peuvent vous raconter, presque en s’excusant de vous ennuyer avec leurs propos, qu’ils ont été battus jusqu’à l’évanouissement tant que leur famille ne versait pas de rançon pour les libérer ou qu’ils « mourraient tous les jours en Libye », à l’instar d’Arslan Ahmid, 24 ans. L’espoir qui les anime, aussi.
Comme Peter Enyinnaya, Nigérian qui a été enlevé, torturé, extorqué, laissé pour mort… et qui se retrouve, assis sans un mot, sur ce bateau, pour tenter de retrouver, en Italie, sa fille prénommée Miracle. Demandez-lui comment il a pu traverser tout cela. Il vous répondra tout simplement: « Parce que j’ai un but. Je sais où je vais ».
Face à ces destins, un goût d’injustice finit fatalement par vous envahir. Pourquoi certaines personnes, y compris moi, peuvent voyager ou migrer librement tandis que d’autres doivent risquer leur vie ?
Finalement, entre la déclaration d'état d'urgence et le débarquement trois jours plus tard en Sicile, les tensions avaient quasiment disparu, avec l’assurance d’un débarquement imminent en Italie.
L'Ocean Viking, lui, a été placé en quarantaine par les autorités italiennes. A bord du bateau-ambulance, les marins en ont profité, dès le premier jour, pour entreprendre un grand nettoyage du pont, à coups de lances à incendie. Ils ont commencé par ramasser toutes les cacahuètes par terre, que les Nord-Africains jetaient sur les Noirs et les Bangladais en imitant des cris de singe, comme pour effacer de leurs mémoires ces scènes douloureuses de racisme. "C'est cathartique", ce nettoyage, s'est arrêté un instant Ludovic Duguépéroux, chiffon sur l'épaule.
Récit: Shahzad Abdul. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer