Jacques Chirac: souvenirs et confidences de journalistes de l'AFP
Au fil des ans, de nombreux journalistes de l'Agence France-Presse ont croisé Jacques Chirac: notamment quand il était maire de Paris, à Matignon, où il fut le Premier ministre de Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand puis au Palais de l'Elysée. Philippe Goulliaud, qui a depuis rejoint le quotidien Le Figaro, Emmanuel Serot, ex-correspondant à l'Elysée, le journaliste et romancier Michel Martin-Roland et Sylvie Maligorne, ancienne cheffe du service politique de l'AFP, nous livrent quelques grands moments de sa vie politique et leur "Chirac", "animal politique" à la fois "jovial", "proche des gens"... et "menteur invétéré".
Chirac et les Bleus
Journaliste à l’Agence France-Presse de 1983 à 2005, Philippe Goulliaud a été correspondant permanent à l’Elysée pour l’AFP, puis le Figaro. Pour lui les “années Chirac” sont des années “exaltantes” au cours desquelles il a suivi le Président de la République dans ses voyages autour du monde, décrypté ses discours, observé les allées et venues derrière la fenêtre sur cour de la salle de presse, essayé de savoir "ce que l’on cherchait à me cacher." Jacques Chirac, assure-t-il, "était un formidable sujet d’étude".
“C’était un homme complexe, doué d’une sincère empathie mais rompu aux rudesses du combat politique. Un franchouillard attiré par les cultures asiatiques et les horizons lointains.
"Sa mort fait resurgir une foule de souvenirs. Ainsi, je me souviens de ce 12 juillet 1998 où la France a gagné la coupe du monde de football. Chirac avait invité l’ensemble des personnels civils et militaires du palais à venir regarder le match en famille à l’Elysée, lui-même y assistant au stade de France à Saint-Denis, dans la banlieue nord de Paris. Buffet campagnard et écran géant, la Salle des fêtes était transformée en "mini Stade de France".
Huissiers, appariteurs, gendarmes, secrétaires ou membres du cabinet que je croisais quotidiennement en tenue de travail arboraient fièrement le maillot des Bleus, le visage peinturluré aux couleurs de la France. Je me souviens comme si c’était hier de la haute silhouette de Jacques Chirac, sur le perron du palais, s’apprêtant à partir pour le stade en compagnie de son grand ami Gregory Peck. Le président m’avait fait signe d’approcher et m’avait présenté à lui. J’étais tellement intimidé que, moi qui suis plutôt bavard, je n’avais pas su quoi dire à cette légende du cinéma américain.
Et un, et deux, et trois zéro ! Le triomphe de l’équipe de France a suscité un fol enthousiasme à l’Elysée. Et quand Jacques Chirac, de retour de Saint-Denis après avoir remis la coupe aux hommes de Zinedine Zidane, a pénétré dans la Salle des fêtes, il a été accueilli comme le libérateur de la Patrie.
Fidèle à lui-même, le président a serré les mains, embrassé les dames et les enfants, posé pour des photos souvenirs. Avant de lever le verre de l’amitié dans une atmosphère de liesse bon enfant. Une bière Corona avait été gardée au frais pour lui.
Jacques Chirac pressentait mieux que quiconque les effets fédérateurs de cette victoire des Bleus.
Et en pleine “cohabitation” avec la gauche plurielle de son Premier ministre Lionel Jospin, il a bénéficié d’un incroyable regain de popularité".
La Maladie et les émeutes
De 2005 à 2007, Emmanuel Serot s'est installé dans le bureau avec vue sur cour des correspondants de l'Elysée où il a découvert un Chirac, sympathique, un "chef qui doit savoir cheffer" (paroles de Chirac), une présidence dont la communication était "tellement vérrouillée qu'il était quasiment impossible d'obtenir une citation qui n'ait été rédigée, préparée et discutée à l'avance".
Le 3 septembre 2005, un samedi midi de rentrée scolaire, Emmanuel Serot, attend ses enfants devant la grille d'une école parisienne....
"Mon téléphone a sonné. C’était Pierre Favier, chef du service politique: “Normalement on ne tient jamais compte des appels anonymes, mais là j'ai un doute. Quelqu'un qui dit travailler à l'hôpital du Val-de-Grâce vient d'appeler pour m'annoncer que Chirac est hospitalisé depuis hier soir et que c'est sérieux... Peux-tu voir de ton côté?".
J’appelle alors la responsable du service de presse de l'Elysée Agathe Sanson, qui se montre énigmatique: "Je ne suis pas au courant, mais je te rappelle!"
Je trépigne. Il est 12h50. Si l’information est confirmée, j’aimerais pouvoir la donner pour les journaux radio et télé de 13h00.
Mon portable sonne à nouveau: "Bon, puisque ça commence à se savoir, alors oui il a été admis hier soir au Val-de-Grâce", me dit au bout du fil Agathe Sanson. Puis elle me dicte une phrase assurant que ce n'est pas grave. Je dicte à mon tour “l'alerte” -- ce type d’information qui s’affiche en rouge sur les écrans de tous nos clients abonnés: "Le président Jacques Chirac a été hospitalisé d'urgence au Val-de-Grâce". Il est 12h59. Radios et télés n’ont plus qu’à chambouler leur journal en une minute pour intégrer cette nouvelle !
Dans un premier temps, l'Elysée a démenti qu'il s'agissait d'un accident vasculaire cérébral (AVC), se lançant dans des explications médicales auxquelles nous, les accrédités à l'Elysée, ne comprenions rien.
Une semaine plus tard Jacques Chirac tout sourire est ressorti de l'hôpital au bras de Bernadette, plaisantant même avec les journalistes qui l'attendaient.
Longtemps après, j'ai eu le fin mot de l’histoire du coup de fil anonyme. A l'hôpital militaire du Val-de-Grâce où le secret était toujours bien gardé, un membre du personnel furieux du manque de transparence de l'Elysée qui voulait tenir secrète cette hospitalisation, a pris sur lui d'appeler l'AFP, et de briser le secret.
Quand en novembre 2005 explosent des émeutes en banlieue parisienne puis ailleurs en France, suite à la mort de deux adolescents dans un dans un transformateur électrique alors qu’ils fuyaient la police, Jacques Chirac se remet de son AVC.
Il attend onze jours pour s'exprimer à la télévision. Il porte des lunettes, relançant les spéculations sur sa santé et l'impact de son AVC sur sa vision. Il semble un peu perdu, lit son texte sans emphase.. Et surtout, donne le sentiment de ne pas bien comprendre cette jeunesse devant qui il adopte un ton paternaliste: "Je veux dire aux enfants des quartiers difficiles que, quelle que soit leur origine, ils sont tous les filles et les fils de la République".
La vie à l'Elysée, après cet accident vasculaire cérébral, a définitivement changé. L'agenda présidentiel s'est rétréci, en particulier de midi à 15h00. Le président avait pris l'habitude de faire la sieste, rideaux fermés. Parfois Bernadette Chirac faisait savoir qu'il y avait trop de bruit dans la cour. Je me souviens d'après-midis où l'on sentait une certaine torpeur…
Les bains de foule
Sylvie Maligorne, cheffe du service politique de 2009 à 2014, accréditée à Matignon de 1991 à 2002, avant d’être responsable de la couverture du Parlement, a elle aussi vécu une “sacrée tranche de vie” journalistique avec Chirac.
“Mon premier souvenir de Jacques Chirac remonte à la première cohabitation (1986-1988). Le socialiste François Mitterrand était président et lui était le locataire de Matignon. A l'époque, je couvrais l'agriculture, un domaine de prédilection de Jacques Chirac.
J'avais l'image d'un Jacques Chirac, ripailleur, jovial, aimant le contact et proche des gens. Donc, enseignée de tout cela, mais très naïvement, je m'étais promis de parvenir à l'approcher pour lui poser une question sur les quotas laitiers. A l'époque, c'était une Grande Affaire.
Nous étions à l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture, Jacques Chirac venait d'y prononcer un discours. Sitôt le Premier ministre descendu de l'estrade, j'emboite son pas. Nous arrivons dans un escalier, un tas de conseillers et membres de son service d'ordre autour de lui. Comment faire pour attirer son attention et lui poser ma question? Sans réfléchir, je l'attrape par la manche et la secoue. J'étais une marche derrière lui. Il se retourne, me fusille du regard avant de lâcher une seconde plus tard un "bonjour" tonitruant et de tourner les talons.
Par la suite, en tant qu'accréditée de l'AFP à Matignon de janvier 1991 à juin 2002, j'ai eu de multiples occasions de recroiser Jacques Chirac.
A Matignon, une chose est certaine, il figure en première place dans le Panthéon du personnel. Il y a toujours de la bière Corona dans les réfrigérateurs de l'Hôtel de Varenne, et les plus anciens parlent de lui avec des trémolos dans la voix.
Durant la cohabitation avec le socialiste Lionel Jospin, entre 1997-2002, il était particulièrement amusant et instructif de regarder Jacques Chirac et Lionel Jospin se mouvoir en public, chacun essayant de prendre l'ascendant physique sur l'autre. C'était à qui mettrait la main sur l'épaule de l'autre, comme pour asseoir son pouvoir, à qui serait le mieux placé sur la photo de famille.
A ce jeu, la mine perpétuellement hâlée, le costume impeccable et bien coupé, et quelques centimètres de plus que son adversaire, Chirac était gagnant.
Et puis, il y avait les bains de foule.
Une véritable épreuve pour Jospin. En octobre 2001, la ville de Perpignan, dans le sud de la France, accueille le sommet franco-espagnol. Arrive le président du gouvernement espagnol, José Maria Aznar. Ils sont deux cents sur la petite place. Après les hymnes, c'est le bain de foule, des "Chirac , Chirac" s'élèvent. Le président embarque Aznar dans une tournée frénétique de poignées de mains. Il est aux anges. Ca dure, et dure encore. Jospin serre les dents. Nous, les journalistes qui suivons ce sommet, nous sommes au théâtre et rions de bon cœur.
Petites blagues et grands mensonges
Entre 1985 et 1990, le journaliste et romancier Michel Martin-Roland, a régulièrement rencontré Jacques Chirac avec le journaliste Pierre Favier, pour leur livre La Décennie Mitterrand.
“Avec les journalistes, il la jouait copains - copines, très chef scout dans les déplacements, veillant à ce que tout aille bien pour la meute. Les repas du soir avec les journalistes étaient l'occasion de bonnes blagues, assez corps de garde, on riait gras. Lors de nos entretiens pour notre livre, il donnait tout son temps, avec cette tendance assez désarmante à l'autocritique. Un peut plus sur ses gardes sur la fin.
En 1989 Pierre et moi passons deux heures dans son bureau à l'hôtel de ville. A la fin, il insiste pour que son chauffeur nous raccompagne, il sait très bien que notre bureau est à l'Elysée. Malgré notre refus poli, il a gain de cause et son chauffeur Jean-Claude Lhomond nous embarque dans la célèbre R25 gris métallisé de Chirac immatriculée 75 JC 19 (19 pour la Corrèze). Nous connaissons bien Lhomond.
Dans la voiture, nous tentons de dissuader Jean-Claude: - Sois gentil, dépose-nous au coin de la rue ! - Ah non pas possible, le patron m'a dit de vous raccompagner à votre bureau. - Mais tu ne vas pas nous conduire à l'Elysée dans la voiture de Chirac ! - Je veux ...
On s'approche de la grille d'entrée, les gendarmes reconnaissant chauffeur et véhicule se hâtent d'ouvrir, Lhomond fait crisser le gravier dans la cour d'honneur. Dans le hall d'entrée, c'est la panique. Chirac n'est pas annoncé, que se passe-t-il ? Les huissiers en tenue courent dans tous les sens !
- Jean-Claude, arrête tes conneries, ne nous dépose pas devant le perron.
Au dernier moment il se gare près du bureau des agenciers.
On descend, et on voit huissiers, gendarmes et grades républicains pousser un "ouf " de soulagement voire réprimer un éclat de rire. Lhomond avait une bonne blague à raconter à son patron...
Un défaut de Jacques Chirac?
“C´était un menteur invétéré… Il mentait à tout le monde, avec un culot d'acier. Pour lui la vérité politique était toute relative.
En étudiant les archives de la cohabitation - cette période où le socialiste François Mitterrand a du prendre Jacques Chirac, l’homme de droite, comme Premier ministre car la droite avait remporté les législatives, on voyait bien qu'il ne disait pas tout à Mitterrand. Mitterrand le savait et le savourait. Au fond Chirac était un être complexe.
Pour parvenir au pouvoir, il fédérait une droite assez dure, se mettait en avant en fana-mili, sécuritaire, assez réac. Une fois au pouvoir, c'était un cocktail entre le radical socialiste (Henri) Queuille, ancien président du Conseil sous la 3ème République française et de Georges Pompidou, président gaulliste de 1969 à 1974.
En même temps, il vouait des heures à sa passion secrète pour les arts premiers et les civilisations des origines. C'était aussi un coureur. Tout le monde connaît ses histoires… J'en connais plein mais on ne les raconte pas sans l'accord des dames. Il savait s'attabler avec les paysans de Corrèze et saucissonner avec les mains alors que dans sa vie privée, c'était toujours le grand luxe, à Paris, en déplacement, en vacances.