Les 40 orphelins
Jalalabad, Province de Nangahar (Afghanistan) -- Une famille dont sept enfants sont maintenant amputés après l’explosion d’un obus. Une femme de 70 ans qui a perdu trois fils et trois petits-enfants dans deux attaques du groupe Etat islamique. Et qui se retrouve en charge d’environ 40 orphelins.
En tant que journaliste reporter d’images, j’entends chaque jour des récits de violences et je me suis habitué à être le témoin de scènes tragiques.
Mais ces deux histoires que j’ai récemment couvertes pour l’AFP ont mis à l’épreuve ma résistance au drame. Elles m’ont aussi obligé à prendre des risques calculés pour travailler sans danger.
J’habite Jalalabad, dans la province orientale de Nangahar. Le conflit y fait rage entre les talibans et les forces gouvernementales, appuyées par les Américains. Le groupe Etat islamique y est en pleine ascendance.
Ces histoires ne sont pas des incidents isolés, mais le quotidien de tout un pays, dans lequel n’importe quelle famille compte un membre ou un proche tué, blessé ou déplacé à cause du conflit.
Ils étaient dix enfants en chemin pour l’école, il y a un an, le 30 avril 2018. Ils sont tombés sur un obus de mortier non-explosé. Un objet banal dans mon pays après quarante de conflits qui ont dispersé dans la nature toutes sortes de mines, munitions et bombes.
Celui-ci a explosé quand ils ont cherché à le saisir pour le montrer à la tante qui les accompagnait. Elle est morte sur le coup avec trois enfants. Les sept autres ont chacun perdu au moins une jambe.
Je les ai retrouvés à l’hôpital, allongés, amputés, pleurant. Ça a été une journée difficile. J’ai cherché à les revoir. Mais ils habitent dans une zone très dangereuse. Mon oncle et des amis ont essayé de me dissuader d’y aller, en m’affirmant que des gens y sont tués ou kidnappés chaque jour.
J’ai choisi de m’y rendre, très brièvement mais à plusieurs reprises, pour éviter d’être repéré et obtenir les images nécessaires. Une journée aurait suffi, mais c’aurait été trop dangereux.
J’étais accompagné par mon frère et un ami, chargés de faire le guet et de m’avertir s’ils voyaient apparaître une moto, le moyen de déplacement préféré des talibans. Ils étaient heureux de m’aider pour une bonne cause, mais par peur mon ami a refusé de m’accompagner une deuxième fois.
J’ai effectué quatre voyages, toujours l’après-midi pour obtenir une lumière qui rende bien.
Je me suis garé à chaque fois à environ 800 mètres de la maison des enfants pour ne pas attirer l’attention.
Les visites ont été rapides, pas plus de 10 minutes à chaque fois. J’avais peur que des talibans arrivent et me fassent passer un sale quart d’heure, ou pire.
J’ai retrouvé les enfants dans leur maison aux murs marqués d’éclats de balles. Ils avaient l’air effrayé. A un moment, ils sont tous sortis et je les ai filmés sur un banc, roulant un bas au-dessus de leurs moignons avant d’enfiler leurs prothèses.
Leurs cicatrices m’ont paru encore bien fraîches. Ils semblaient souffrir et me répétaient en boucle : « nous n’avons pas d’avenir ». Ils n’ont rien pu me raconter d’autres que leur drame avec, dans les yeux, l’air de quelqu’un touché mentalement par ce qu’il a vécu.
L’histoire a été incroyablement difficile à couvrir, émotionnellement et pratiquement. Ce qui m’a le plus atteint a été le récit d’une petite fille, âgée de six ans, me disant que son père avait quitté la maison il y a des années sans jamais revenir. Et qu’elle ne savait pas s’il était vivant ou mort.
L’endroit est peu sûr, pas seulement à cause des talibans mais aussi du fait de la présence croissante de militants du groupe Etat islamique. Les premiers peuvent nous tuer ou nous prendre en otages, en nous accusant d’être au service du gouvernement ou des Américains.
Mais les deuxièmes ne disent rien, ils peuvent vous abattre sans échanger un mot. Ils menacent souvent les journalistes avec leurs radios et sur internet. Ils les accusent d’être des espions au service de l’Amérique et promettent une récompense aux combattants s’ils en tuent un. La plupart de mes confrères qui sont tombés entre leurs mains dans les zones qu’ils contrôlent ont été tués ou kidnappés.
La deuxième histoire éprouvante est celle de Niaz Bibi. A 70 ans, elle se retrouve en charge d’environ 40 orphelins. Le chiffre peut paraître insensé, mais l’explication est simple, ce sont les enfants de ses trois fils et de trois de ses petits-enfants, assassinés dans deux attentats distincts, en 2016 et 2017.
Bibi m’a emmené à l’endroit où ses trois fils ont été décapités par le groupe Etat islamique. Elle a encore en mémoire leurs supplications de clémence, en vain.
En entrant dans sa maison j’ai eu du mal à en croire mes yeux : environ 40 orphelins y vivent entassés dans des conditions ayant tout de celles d’une prison.
Certains sont venus me demander si j’avais vu leurs pères, qu’ils croyaient encore vivants. Ils se réconfortaient en regardant leurs photos. La réalité est qu’ils ne les reverront jamais.
Je n’ai pas pu retenir mes larmes tout en filmant Bibi avec deux morceaux de pain en main pour nourrir sa famille. Trop dur.
Dans le sujet vidéo on voit un vieil homme étendu sur son charpoï, un lit traditionnel. « C’est mon mari, il a perdu la vue le jour où ses fils ont été assassinés », a dit Bibi.
On a l’impression que dans le district tout le monde a une histoire illustrant la cruauté de l’EI.
Les forces afghanes et américaines ont repoussé les jihadistes dans les montagnes avoisinantes mais les villageois disent qu’ils commencent à revenir.
Je sais bien que le métier de journaliste est dangereux, et que dans un endroit pareil on risque sa vie à chaque minute. Je sais aussi que quand je quitte ma maison, ma famille se préoccupe de ma sécurité jusqu’à mon retour.
Mais si je suis dévoué à mon travail c’est parce qu’il est important de rapporter les dures réalités qu’affrontent mes compatriotes.
Et parce qu’il faut montrer les victimes de la guerre à ceux qui entretiennent les conflits dans mon pays depuis 40 ans, pour qu’ils comprennent tout le mal qu’ils font à ces femmes et ces enfants.