Soudain, la paix
Asmara -- Je me tenais dans la rue principale d'Asmara, la capitale de l'Érythrée, quand un homme en costume couleur crème et porteur de chaussures noires aux inquiètants bouts métaliques m'a abordé, suppliant que je l'interviewe.
Il s'agissait en fait d'un Ethiopien qui avait pris l'un des premiers vols entre les deux pays après que les anciens ennemis eurent rétabli leurs relations le mois dernier.
Tout ce qu'il souhaitait était de partager sa joie de voir que l'Ethiopie et l'Érythrée avaient fini par enterrer la hache de guerre après vingt ans de conflit.
Mais il s'est refusé tout net à évoquer son passé de pilote dans l'armée de l'air, ce qui, vu son âge, voulait dire qu'il avait probablement bombardé le pays qu'il était aujourd'hui venu visiter.
Ce genre de scène s'est renouvelé pendant les six jours que j'ai passés en Erythrée en juillet pour couvrir ce qui semble une denrée rare de nos jours, l'arrivée soudaine de la paix.
Ma seule présence y représentait déjà quelque chose de remarquable.
Le pays est l'un des plus fermés à la presse du monde et mes collègues et moi avons été les premiers reporters de l'AFP à y être admis en cinq ans.
Plus surprenant encore, j'étais venu avec un groupe d'Ethiopiens sur un vol d'Ethiopian Airlines.
Depuis vingt ans, les deux pays ne se parlaient plus.
Ils partagent une longue histoire torturée mais leur conflit actuel a commencé en 1998 par un différend frontalier qui a dégénéré en violence et débouché sur une guerre sanglante de deux ans.
Ils se sont ensuite défiés du regard pendant encore dix-huit années après le refus de l'Ethiopie de rétrocéder une partie de territoire pris à l'Érythrée pendant la guerre, en violation d'une décision d'une commission de l'ONU sur la démarcation de la frontière contestée.
On a baptisé ces années d'impasse de "ni guerre ni paix" et cela fut une période d'autant plus amère que les deux pays partagent des relations culturelles et ethniques étroites.
L'Érythrée a autrefois fait partie de l'Ethiopie et, même après la partition de 1993 qui a suivi des décennies d'une guerre d'indépendance, parents et amis ont conservé des liens étroits.
En avril dernier, le Premier ministre Abiy Ahmed a pris la barre en Éthiopie et a annoncé vouloir la paix avec l'Érythrée. Deux mois plus tard, il l'avait : après avoir annoncé que l'Éthiopie allait rétrocéder la partie du territoire érythréen contestée, il a signé un pacte de paix avec le président érythréen Issaias Afeworki.
Peu de temps après, mes deux collègues de l'AFP et moi-même avons fait partie d'un groupe de journalistes présents sur l'un des premiers vols d'Ethiopian Airlines à destination d'Asmara depuis la guerre.
Je me souviendrai de bien des choses survenues à bord, des gens dansant dans les travées aux musiciens qui sortirent des instruments éthiopiens traditionnels sitôt éteint le signal "attachez vos ceintures".
Mais je me souviens surtout de la manière dont ce vol a illustré pour moi combien la guerre entre l'Ethiopie et l'Érythrée avait fait du mal aux deux sociétés.
A bord se trouvaient des gens qui se rendaient à Asmara retrouver des frères, des cousins et des amis dont ils avaient été séparés depuis la brutale rupture des relations entre les deux pays.
Beaucoup avaient supposé que leurs proches étaient morts jusqu'à ce qu'ils en reçoivent des nouvelles quelques jours aparavant, grâce au rétablissement des lignes téléphoniques jadis coupées par la guerre.
La réception à laquelle nous avons eu droit à l'aéroport d'Asmara a été une expérience unique.
Tout d'abord, il y avait là une foule de centaines de personnes brandissant des drapeaux érythréens et criant "bienvenue" en trois langues différentes.
Puis il y a eu les réunions : des gens anxieux dans la foule se précipitant dans les bras d'êtres chers arrivés sur le vol éthiopien et qu'ils n'avaient pas vu depuis des années ou des décennies.
Les gens sanglotaient, hurlaient, riaient, se prenaient en photo et commençaient à réparer les dégâts de vingt ans de conflit et de cruauté.
Mes collègues et moi avons pris des photos et réalisé des interviews dans l'avion et au dehors. Une fois à Asmara, nous nous sommes précipités à notre hôtel pour faire ce que les journalistes travaillant pour des agences de presse comme l'AFP doivent toujours faire: envoyer le plus de matière possible aussi vite que possible.
Ça a mal commencé.
L'Internet en Érythrée est lent, probablement à dessein, et on ne peut y avoir accès qu'avec un nom d'utilisateur et un mot de passe vendus dans les hôtels et les cybercafés.
Pendant que tous les autres passagers de ces vols d'Ethiopian Airlines célébraient leurs retrouvailles, les journalistes qui venaient d'Addis Abeba étaient en quête d'une connexion assez rapide pour envoyer nos vidéos et photos.
Nous l'avons finalement trouvée dans une pièce à l'arrière d'un des rares hôtels de luxe d'Asmara, où un informaticien avait une connexion plus rapide que la plupart des autres et nous a permis de l'utiliser contre de l'argent.
Cette quête folle d'Internet n'aurait pas pu se produire dans un endroit plus agréable car Asmara est l'une des plus belles villes que j'ai visitées depuis longtemps.
C'est une ville de ruelles tranquilles et vertes, de vieilles villas construites par les colonisateurs italiens et de cafés où des hommes en costume sirotent des macchiatos. Le genre de ville d'Afrique dont on peut réellement profiter en se promenant à pied.
J'étais pourtant bien conscient de ce qu'il se passait hors de ma vue. Après la guerre frontalière, l'Érythrée s'est transformée en un État extraordinairement répressif.
Issaias a donné l'ordre de mettre au cachot sans autre forme de procès journalistes, dissidents et hommes politiques et peu d'entre eux ont été revus depuis.
Il a également démantelé les médias privés et refusé de mettre en œuvre une Constitution rédigée après l'indépendance de l'Érythrée. Aujourd'hui, la plupart des Érythréens sont affectés à des emplois dans le cadre d'un programme de service national d'une durée illimitée et qui les empêche de voyager à l'étranger ou de changer de profession.
Des employés de restaurant aux instituteurs ou aux fonctionnaires, tout le monde est embrigadé.
Il y a peu de signes évidents de cette répression dans les rues d'Asmara.
Une grande partie de la génération qui a combattu pendant la guerre d'indépendance évoque avec affection Issaias et les sacrifices qu'il a consentis pour libérer l'Érythrée. Partout, on trouve des traces de la guerre d'indépendance.
Le directeur d'une école d'art, lui-même ancien combattant, gardait dans son bureau une photo de chars prêts à la bataille et un jour j'ai trouvé une librairie dont les étagères étaient remplies de mémoires de la lutte pour l'indépendance publiées localement.
Mais si vous posez des questions, vous pouvez sentir le mécontentement à l'égard de l'orientation de l'Érythrée, en particulier parmi les jeunes.
Des centaines de milliers d'Érythréens ont fui le pays ces dernières années et, lors de notre séjour à Asmara, des jeunes gens nous ont confié à maintes reprises qu'il était beaucoup question de départ à l'étranger.
Bien que nous n'ayons jamais été suivis ou surveillés de manière visible, nous avons eu le sentiment que presque tout le monde était prêt à fournir des informations nous concernant, moins par soutien à Issaias que par crainte de ce qu'il pourrait se passer s'ils ne disaient rien.
Une fois, alors que j'interviewais un homme d'affaires, je lui ai demandé s'il pensait que l'Érythrée était isolée.
Une de ses employées qui traduisait a omis ma question. Trop politique, a-t-elle dit. Nous ne voulons pas d'ennuis.
On a vite compris après notre arrivée à Asmara qu'on avait fait passer le mot sur la présence en ville d'un grand nombre de journalistes étrangers, dont beaucoup d'Éthiopiens. Dans notre hôtel, toutes sortes de gens nous cherchaient et mes collègues, tous deux Ethiopiens, étaient l'objet d'un intérêt tout particulier.
Le matin, je les voyais souvent dans le hall en train de discuter avec des étrangers qui voulaient expliquer le point de vue de l'Érythrée sur le différend frontalier ou les bons côtés de son système politique. Les questions posées à mes collègues semblaient souvent destinées à découvrir ce qu'ils pensaient.
Un soir, un riche homme d'affaires m'a fait visiter Asmara, avec d'autres journalistes étrangers, nous montrant l'architecture, nous payant un café et insistant sur le fait que les Érythréens étaient beaucoup moins matérialistes que les Éthiopiens avant de nous montrer sa collection de voitures anciennes.
Nos journées en Érythrée ont été pleines de moments curieux et raffinés comme celui-ci.
Plus je restais, plus je me rendais compte que, pour moi, il ne s'agissait pas simplement d'un reportage dans un pays qui exerce un contrôle quasi absolu sur sa population. Je me suis retrouvé spectateur du processus de guérison se déroulant en temps réel entre deux pays à la longue histoire d'animosité.
En me promenant dans Asmara, j'ai vu des Éthiopiens se faire aborder au hasard dans les rues par des Érythréens qu'ils n'avaient jamais rencontrés jusque-là et traités comme une famille perdue de vue depuis longtemps.
Aux repas, les patrons de restaurants venaient accueillir mes collègues, souvent dans leur langue nationale, l'amharique. La guerre des tranchées, les bombardements à sous-munitions des guerres de l'indépendance et frontalières ne semblaient plus avoir d'importance.
Tout le monde était heureux de revoir des Éthiopiens.
J'ai parfois navigué avec maladresse dans ce moment historique.
Après quelques jours, le réceptionniste de mon hôtel m'a confié que le premier appel qu'il avait reçu d'Éthiopie après le rétablissement des lignes téléphoniques venait de moi: un Américain, cherchant une chambre. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser que je l'avais déçu.
Cela fait quelques semaines que je suis rentré à Addis-Abeba. Je me demande à quoi ressemble Asmara maintenant.
La ville est, à bien des égards, comme gelée. Il n'y a pas grand chose qui bouge, se construit ou change.
C'est beau, mais rien qui évoque la prospérité.
Beaucoup d'Érythréens semblaient croire que le retour des Éthiopiens marquerait le début d'un avenir meilleur, avec peut-être la liberté de choisir son travail et de bâtir sa propre vie.
Mais des obstacles subsistent. Les deux pays ont eu une foule de différends mineurs jamais résolus au cours des cinq années de détente qui ont précédé l'éclatement de la guerre frontalière.
Et l'expérience de l'Éthiopie depuis le conflit - des années de croissance économique, d'explosion démographique et d'aggravation des tensions ethniques - contraste fortement avec le malaise discret et dû à des questions de principe de l'Érythrée.
Issaias s'est servi de la peur de l'agression éthiopienne pour justifier ses mesures les plus dures. C'est fini maintenant. Mais rien ne garantit que les deux pays ne retomberont pas dans une relation instable.
On ne peut néanmoins qu'espérer que l'amitié avec l'Ethiopie finisse par convaincre le gouvernement érythréen d'apporter les changements que son peuple dit vouloir voir.