Quand la mort vous rattrape

Nice, France -- Il y a deux images que je n'arrive pas à chasser. L'une est celle d'un énorme camion blanc devant qui la foule s'éparpille et qui fonce vers nous dans un fracas d'éclats métalliques.

L'autre est celle d'une famille, trois ou quatre adultes, un enfant dans une poussette et un autre de cinq ans environ, qui se met en travers du chemin, ce qui irrite sa mère. Ils se trouvaient en haut des marches au moment où nous remontions de la plage, ma femme Sylvie et moi, après avoir regardé à Nice le spectacle du feu d'artifice du 14 juillet.

J'étais reporter à Beyrouth in 1982 , quand Israël bombardait la ville. Je n'étais qu'à quelques pâtés de maison des Tours jumelles de New York quand elles se sont effondrées en septembre 2001. Mais jamais, en plusieurs dizaines d'années de reportage, je ne m'étais trouvé dans une situation comparable à celle de Nice.

La journée avait été chaude et ensoleillée mais, en début de soirée, des nuages s'étaient amoncelés et, descendant des Alpes vers la ville, avaient petit à petit couvert le ciel en direction de la mer. J'avais dit à Sylvie qu'ils ajouteraient une touche spectaculaire au feu d'artifice qui devait être tiré depuis une demi-douzaine de bateaux ancrés à quelque 300 m au large.

A 22h00 tout juste, les lumières se sont éteintes sur la partie centrale de la Promenade des Anglais, la splendide avenue qui s'étend vers l'Ouest en un grand arc de cercle d'environ huit km le long de la Baie des Anges depuis la vielle ville de Nice.

Une tempête approche de Nice heures avant l'attaque. (AFP / Valery Hache)

Un soupir collectif d'anticipation est monté des milliers de gens qui se trouvaient assis ou debout sur la plage de galets ou sur les bancs des rambardes de fer de la promenade au dessus de nous.

Un peu plus vers l'arrière, au-delà de la double chaussée séparée en son milieu par un rang de palmiers, des touristes se pressaient aux fenêtres des grand hôtels: le Palais de la Méditérranée, le Westminster et le légendaire Negresco.

(AFP / Valery Hache)

Nice attire plus de visiteurs qu'aucune autre ville de France en dehors de Paris et tout autour de nous des gens étaient en train de bavarder en différentes langues quand le feu d'artifice a commencé. Pendant 25 minutes, il s'est poursuivi dans un crescendo de fusées, lumières et couleurs jusqu'à qu'au "bouquet final", un rideau de feu doré descendant sur les eaux sombres de la Méditerranée.

La foule avait applaudi et commencé à s'éloigner le long de la Promenade.

A quelque deux km vers l'Ouest, le tir du bouquet final avait signifié pour le chauffeur du camion que le moment était venu d'allumer son moteur, de franchir le trottoir de la promenade et de commerncer à rouler en direction des vacanciers qui ne se doutaient de rien.

Quand nous sommes parvenus en haut des marches, nous avons senti une goutte de pluie et avons décidé d'essayer de devancer la foule pour regagner rapidement à pied l'appartement de notre fille.

Une famille, probablement des Antillais, se trouvait devant nous et la mère disait à son petit garçon "arrête de te mettre devant la poussette".

Nous les avons contournés, puis avons zizagué dans la foule. Des gens étaient encore assis sur la plage, d'autres sur des bancs. Un homme vendait des noix grillés derrière un stand, une femme faisaient l'article pour des bandeaux fluorescents et des bâtons lumineux en plastique contenus dans un seau.

Sylvie et moi marchions rapidement. La foule s'éclaircissait mais il restait des centaines de gens devant nous. Nous n'étions plus qu'à cinq minutes à pied de l'appartement, situé à une rue en retrait de la promenade.

Tout à coup, à une cinquantaine de mètres, le camion a semblé surgir de nulle part, comme cabré au dessus des tête. Tous phares allumés, il oscillait et slalomait d'un bord à l'autre de la promenade. Dans un vacarme de métal hurlant, il a défoncé des sièges, un parking à bicyclettes et la rambarde surplombant la plage.

Le camion le lendemain. (AFP / Boris Horvat)

Nous avons eu eu littéralement trois secondes pour crier « Sylvie ! », « Robert ! » et nous jeter sur la droite vers la chaussée. Le camion nous a dépassés dans un grand bruit. J'ai levé le bras pour me protéger le visage d'une pluie de morceaux de verre et de plastique.

Tremblants de peur, nous nous sommes aidés l'un l'autre pour traverser l'avenue. Quelques voitures circulaient et nous avons dû veiller à ne pas nous faire écraser. Nous avons franchi les palmiers, la deuxième chaussée et sommes parvenus sur le trottoir.

Notre première réaction a été d'appeler notre fille, qui participait à une fête dans un autre quartier de la ville, et de lui dire de ne pas bouger.

Tout autour de nous, des gens criaient, couraient. Les sirènes de la police ont commencé à retentir. Nous avons continué, sans courir mais en marchant aussi vite que possible pour nous réfugier dans notre appartement.

(AFP / Valery Hache)

J'ai appelé l' AFP. Le rédacteur du desk a posé des questions sensées, professionnelles.

Comment pouvais-je être certain que le chauffeur du camion n'avait pas perdu le contrôle de son véhicule, ou n'avait pas eu une crise cardiaque par exemple ? Non, je ne pouvais pas en être certain à 100 pour 100. Mais le camion était si gros qu'il ne pouvait qu'avoir été conduit délibérément sur la promenade et il roulait si vite que j'étais sur que le chauffeur était décidé à tuer des gens.

A quelle vitesse? Environ 80 km/h selon moi.

Si j'avais vu des gens touchés? Dans l'instant qui a suivi le surgissement du camion de la nuit, j'avais sans aucun doute vu des gens projetés à droite et à gauche. Il était possible que certains avaient eu le temps de sauter, comme nous, mais il était certain que d'autres devaient avoir été happés. Après le passage du camion, Sylvie a regardé derrière elle et a vu un corps immobile dans un mare de sang.

Oui, j'ai dit au desk, nous avons vu des gens touchés.

(AFP / Valery Hache)

Les journalistes sont sensés faire preuve d'un certain détachement, d'être capables de percevoir les faits, les détails, avec sang froid et lucidité. Mais jamais je ne m'étais trouvé face à une telle situation.

J'ai passé trois ans au Liban pendant la guerre civile et parfois j'ai dû me mettre à l'abri de tirs. Mais même quand l'armée israélienne assiègait et bombardait Beyrouth, en juin 1982, je ne me suis senti pris pour cible.

Le 11 septembre 2001, je ne me trouvais qu'à huit pâtés de maison des Twin Towers du World Trade Center quand elles se sont effondrées. J'ai passé deux heures à interviewer des survivants, des sauveteurs et des policiers tout près de Ground Zero, prenant des notes et téléphonant à l'AFP à Washington quand c'était possible pour dicter ma copie.

Mais à Nice, pour la première fois, j'ai su que quelqu'un voulait me tuer. Pas seulement moi, bien sûr, mais aussi ma femme et des milliers de gens avec qui nous avions joyeusement applaudi un feu d'artifice en bord de mer. Des jeunes, comme ma fille, des gens plus âgés, des familles avec des enfants dans des poussettes.

J'ai décrit ce que j'avais vu et j'ai répondu aux questions du journaliste du desk aussi honnêtement que possible. Mais je me suis senti si secoué que le lendemain matin, quand nous sommes revenus sur la promenade, je ne pouvais pas retrouver avec certitude l'endroit où nous avions dû nous jeter à l'abri la nuit d'avant.

(AFP / Anne-christine Poujoulat)

Deux heures après que j'ai eu donné l'alerte à l'AFP, le journaliste a appelé pour me demander s'il pouvait utiliser ma signature pour un papier (j'avais pris ma retraite de l'AFP plus de trois mois auparavant). J'ai répondu que l' information que j'avais fournie était si ténue que cela ne le méritait guère mais que, s'ils y tenaient, je n'avais pas d'objection.

L'AFP aime bien signer ses papiers pour ses clients. Le lendemain, j'ai donné des interviews au téléphone à deux chaines de la BBC, au New York Times et à Monocle en ligne. J'ai aussi parlé à des reporters du Wall Street Journal et du Daily Telegraph.

Raconter et répéter mon histoire m'a aidé à me réconcilier avec ce qu'il s'était passé (des spécialistes du syndrome de stress post-traumatique expliquent que c'est ce qui permet à certains journalistes de continuer à faire leur travail). J'ai retrouvé de l'assurance dans mon récit, l'interviewer de la BBC m'a félicité pour mon "œil de journaliste", un autre m'a déclaré que je m'exprimais "incroyablement bien".

Des amis m'ont envoyé des textos pour me dire que j'avais été cité dans Le Monde et La Voix du Nord.

(AFP / Anne-christine Poujoulat)

J'ai ressenti une certaine satisfaction professionnelle à avoir réagi aussi rapidement et honnêtement que possible.

Mais l'utilisation de mon nom me gêne un peu. Cela semble me mettre au centre de l'histoire.

J'ai une chance extraordinaire d'être vivant mais il ne s'agit pas de moi. Il s'agit des 84 personnes qui sont mortes et pendant et peu après l'attentat, dont une trentaine n'étaient toujours pas identifiées quatre jours après. Il s'agit de la famille à la poussette et au gamin qui se mettait en travers. Je me demande s'ils ont été tués ou blessés. Ce sont des anonymes.

(AFP / Frederick Florin)


 

 


 

Robert Holloway