Reporters involontaires
PARIS, 23 mars 2016 – Autrefois, quand des attentats survenaient, les survivants ne pensaient qu’à fuir. Aujourd’hui, certains sortent aussi leurs smartphones. Pour les journalistes, cela change pas mal de choses.
Quelques minutes après les explosions qui ravagent l’aéroport de Bruxelles-Zaventem ce 22 mars, les images de l’attentat commencent à déferler sur les réseaux sociaux. Toutes les conditions sont réunies pour cela : la tuerie a lieu dans un endroit où sont rassemblées des milliers de personnes provenant de tous les pays, dans une métropole où les communications mobiles fonctionnent parfaitement.
Une première vidéo, très forte, montre des gens qui s’enfuient en courant de l’aérogare d’où s’échappe de la fumée. En la voyant, on comprend tout de suite que quelque chose de grave vient de se produire. Un peu plus tard arrivent les images de victimes en sang dans les nuages de poussière. Et environ une heure après, quand survient l’attentat du métro Maelbeek, des photos et des vidéos se mettent, là aussi, à circuler presque instantanément.
Les journalistes ne peuvent pas être partout, tout le temps. Depuis quelques années, ce qu’on appelle l’UGC (« User Generated Content »), le contenu généré par les utilisateurs des réseaux sociaux témoins occasionnels d’un événement, joue un rôle de plus en plus crucial pour donner la mesure de l’importance d’une information, et offrir au public la vision la plus exacte possible de ce qui vient de se produire. Pour nous, reporters, cela signifie qu’il y a désormais deux terrains. Il y a d’abord le terrain physique, celui où se déroule l’événement et qui souvent devient vite inaccessible, bouclé par la police ou trop dangereux pour s’y lancer. Et il y a aussi le terrain immatériel, celui où les témoins d’un drame déposent leurs photos et leurs vidéos prises sur le vif, et sur lequel il nous faut tout de suite partir à la chasse.
Rapaces ?
La chasse ? Le mot peut choquer, oui. Tout comme le photographe qui pointe son objectif vers une victime et qui se fait insulter par ceux qui assistent à la scène, le journaliste qui traque l’UGC se fait facilement traiter de « rapace » ou de « charognard ». Et pourtant, il faut le faire. Pour témoigner de la réalité sur le moment, en complément du travail qu’effectueront après-coup nos photographes et reporters vidéo professionnels. Le tout avec des garde-fous et des principes moraux, bien sûr.
Nous sommes quatre journalistes à être présents à la cellule réseaux sociaux de l’AFP, intégrée à la rédaction en chef centrale à Paris, quand les images des attentats de Bruxelles commencent à inonder nos écrans. Dans un endroit comme la capitale belge, bien couverte par la 4G, prendre une vidéo de trente secondes et la publier directement sur les réseaux sociaux prend très peu de temps. Et en pleine heure de pointe dans le quartier européen, les témoins sont nombreux, très nombreux.
Gare aux manipulateurs
Notre première priorité est de faire le tri : nous focaliser sur les photos et les vidéos pertinentes, celles qui répondent aux critères éditoriaux habituels de l’AFP, à savoir celles qui apportent une information au public. Notre politique consiste à éviter les scènes sanglantes, purement voyeuristes ou dégradantes pour les victimes, même si dans le cas présent très peu circulent sur le web. Il s’agit aussi d’éviter les pièges habituels, les contenus suspicieux, les manipulateurs qui postent n’importe-quoi parfois dans le seul but de tromper les journalistes. Ce matin-là, plusieurs médias utilisent à tort des images prises lors d’un attentat à Moscou en 2011 et présentées comme tournées le jour-même dans le métro bruxellois.
Une fois une image intéressante repérée, nous contactons l’utilisateur qui l’a publiée. C’est délicat. Une personne qui vient d’assister à un attentat qui a fait des dizaines de morts a de fortes chances d’être en état de choc. Il ne s’agit pas de la harceler. D’un autre côté, on peut légitimement supposer qu’un témoin qui met une image à disposition de tous sur un réseau social comme Twitter est indemne, qu’il est conscient de ce qu’il fait, qu’il désire que cette image soit vue par le plus grand nombre possible. De fait, la plupart des utilisateurs que nous contactons sont partants pour témoigner, pour voir leurs images publiées. Certains autres contactent directement la rédaction de l’AFP pour offrir leurs photos et vidéos.
Il faut aller très vite, avant que des centaines de journalistes du monde entier ne se mettent à harceler l’auteur d’un UGC intéressant, parfois sans aucun tact, l’incitant à ne plus répondre à personne. Nous nous assurons avant toute chose qu’il est sain et sauf et en sécurité. Nous lui demandons s’il est bien l’auteur du contenu qu’il a mis en ligne (certains publient parfois des images prises par un proche, ou par un parfait inconnu, sans le mentionner) et si c’est le cas nous sollicitons son autorisation écrite d’utiliser ce qu’il a publié.
Au moindre doute, laisser tomber
Certains médias ne s’embarrassent pas de cette formalité et publient tout de suite ce qu’ils trouvent en ligne. Mais l’AFP est une agence mondiale, les images que nous distribuons peuvent se retrouver publiées dans les médias du monde entier, ce qui exige de nous un strict respect du droit d’auteur et un minimum de courtoisie. Nous demandons donc à l’auteur une autorisation écrite par mail, ou tout du moins sur Twitter. Entretemps nous avons bien évidemment effectué une rapide enquête d’authentification. La mesure la plus élémentaire consiste en une recherche inversée de l’image sur Google pour nous assurer qu’elle ne provient pas d’un événement antérieur. L’expérience nous permet de « sentir » si un auteur d’UGC ne cherche pas à tromper ou bien si tout cela sent le coup fourré. Au moindre doute, nous laissons tomber.
Il arrive qu’une personne nous refuse l’autorisation d’utiliser ce qu’elle a mis sur Twitter. Dans ce cas, nous n’insistons pas. Idem lorsqu’un utilisateur ne répond pas à nos sollicitations : c’est probablement parce que des centaines de collègues sont déjà en train de saturer sa messagerie avec des requêtes similaires. Notre stratégie, c’est d’éviter de nous disperser, et de nous concentrer sur un petit nombre de contenus intéressants.
Pour trouver le bon UGC, rien ne remplace une parfaite connaissance des réseaux sociaux. La photo qui figure en tête de cet article a été reprise par le New York Times, The Economist, et de très nombreux autres médias du monde entier. Elle a été prise par un passant qui l’a publiée sur Twitter à 11h05 avec le hashtag #Maelbeek. A 11h13, nous demandons à cette personne l’autorisation de la publier, qu’elle nous accorde à 11h29 sur Twitter, puis par email à 12h20. Cet utilisateur compte à peine une cinquantaine de followers sur Twitter, et sa photo incroyablement forte n’a, à ce jour, été retweetée que deux fois. Seule une surveillance attentive et intuitive de Twitter nous a permis de la repérer.
Et l’argent dans tout ça ? Certains auteurs d’UGC nous en réclament, mais c’est rare. Ce 22 mars à Bruxelles, personne ne nous en a demandé.
Rémi Banet et Grégoire Lemarchand sont journalistes à la cellule réseaux sociaux de l’AFP à Paris. Suivez-les sur Twitter (@RemiBanet et @greglemarchand). Cet article a été écrit avec Roland de Courson à Paris.