Selfies dans la cité du vice
LAS VEGAS, 22 février 2016 - Pour observer de près la candidate Hillary Clinton en campagne, hors des grands meetings, son équipe n'emmène qu'une poignée de journalistes. Sur le modèle de ce qui existe pour couvrir le président des Etats-Unis, les médias ont donc organisé depuis des mois un système de « pool », dont l'AFP fait partie.
Quatorze médias se partagent, à tour de rôle, la place de la presse écrite, pour chaque journée de campagne. Le groupe compte le Washington Post, New York Times, The Guardian... Le weekend du 14 février, c'est mon tour, pour l'AFP, à Las Vegas, la « cité du vice » où la campagne des primaires démocrates s'intensifie avant la consultation du samedi suivant.
C'est une chance rare, pour le journaliste politique que je suis, de voir la candidate en petit comité. Une immersion dans le monde Clinton qui donne, sinon une possibilité de poser des questions, au moins un indice de ses priorités, et l'occasion de compléter le portrait de la femme dans un cadre moins formel qu'un meeting.
Je suis convoqué à 7h30 le samedi matin. Il y a aussi une équipe de la grande chaîne ABC qui assure le pool des télévisions, une journaliste de Bloomberg, quelques photographes et deux reporters locaux. Nous passerons la journée ensemble, ballotés dans un minibus de presse « clean », c'est-à-dire après avoir été fouillés par le Secret Service, dont les agents nous auront à l'œil en permanence.
Direction l'arrière du casino Harrah's, en plein Las Vegas. Après un dédale de couloirs et d'escaliers, nous atterrissons, guidés par l'équipe Clinton, dans la cantine des employés.
« Bonjour tout le monde! », lance Hillary Clinton en débarquant. Les quelque 80 femmes de chambre, cuisiniers et croupiers sortent leurs smartphones et l'ovationnent. Ils reconnaissent évidemment « Hillary » et veulent leur photo.
Serrer la main de Clinton tout en filmant
« J'ai besoin de vous samedi », dit-elle de table en table. « N'oubliez pas d'aller voter samedi ».
Je suis frappé par la vacuité des échanges. Pas parce que Hillary Clinton est pressée: c'est que personne ne lui demande rien. Les gens sont-ils timides, pris au dépourvu? Je pense qu'ils sont plutôt obsédés par leur photo ou leur selfie, ce qui produit parfois des scènes comiques, quand ils tentent de serrer la main de la candidate tout en continuant à filmer.
Après cinq minutes, rebelote au niveau des restaurants publics du casino, où l'apparition de Hillary Clinton crée une mini-émeute. Les clients prennent leur petit-déjeuner et ne s'attendent pas à voir débarquer une telle célébrité. Nous ne sommes pas dans l'Iowa, où les candidats ont passé des semaines en janvier.
« Vous êtes belle! », crie une touriste. « Merci beaucoup! »
Je note comme je peux les moindres paroles prononcées par la candidate, qui se résument à « Merci » et « Allez voter samedi ».
Tiens, deux hommes ont vaguement quelque chose à dire: ils sont là pour se marier, en ce week-end de Saint Valentin. Hillary Clinton prétend être émue et leur propose… de prendre une photo. Dans son oreille, une énergumène surexcitée l'interrompt pour lui réclamer un selfie. Elle la rembarre calmement: « Juste une seconde, laissez-moi terminer ma conversation avec ces gens ».
Parfois, les déplacements fournissent plus de substance. Dimanche matin, surprise, nous débarquons avec le cortège de la candidate dans une grande église noire historique de Las Vegas… où Bernie Sanders, le rival d'Hillary Clinton, arrive bientôt lui aussi.
Le culte n'est pas filmé et je suis donc, avec mes quelques confrères, l'un des seuls témoins de l'extrême inimitié entre les deux candidats.
Ils sont assis à des côtés opposés de l'église. Ils ne se saluent pas, ne se parlent pas, ne se regardent pas. Hillary Clinton va jusqu'à critiquer Bernie Sanders, en le nommant « mon adversaire estimé », comme si elle était en meeting.
Il y aura sept de ces déplacements durant le week-end à Las Vegas, en plus de deux meetings publics: deux cafés, la cantine des employés du Caesars Palace, une rencontre avec des sans-papiers hispaniques, une église noire et une salle de football pour enfants où elle est même invitée à jouer au goal. Une scène particulièrement artificielle, mais qu'elle ne peut refuser devant les caméras, malgré ses talons et à l'apparente surprise de son conseiller presse.
Avant que la mort de Scalia soit annoncée, Hillary Clinton a joué au foot avec des gamins de Las Vegas (vidéo pool) pic.twitter.com/XV9ZbAArRG
— Ivan Couronne (@ivancouronne) 14 Février 2016
La démocrate profite aussi de notre présence quand elle a un message à faire passer. Dimanche, au début de sa rencontre avec des sans-papiers, elle fait une déclaration sur la mort du juge de la Cour suprême Antonin Scalia.
Mais Hillary Clinton suggère ensuite que notre présence empêcherait les participants de parler librement. « Je ne sais pas si nous voulons garder la presse pour ça ou pas, qu'en penses-tu Jorge? », demande-t-elle alors à Jorge Neri, qui organise la rencontre et qui obtempère en nous priant de déguerpir.
Quelle surprise de découvrir quatre jours plus tard une publicité filmée pendant cette réunion par son équipe, montrant Hillary Clinton promettant à une petite fille, les larmes aux yeux, de tout faire pour empêcher l'expulsion de ses parents clandestins.
Pour ce type de vraies « conversations », les conseillers de Clinton ne veulent pas prendre le risque de laisser la presse comme témoins.
Ivan Couronne est journaliste pour l’AFP à Washington. Suivez-le sur Twitter (@ivancouronne).