Au cœur du pèlerinage de la mort
DUBAÏ, 14 octobre 2015 – Nous sommes fin septembre et j’atterris en Arabie saoudite pour couvrir le hajj. C’est la troisième fois, depuis que je suis entrée à l’AFP il y a cinq ans, que j’effectue ce reportage annuel aussi intense que fascinant et je commence à être rodée. J’ignore encore que cette année, je vais aussi devoir couvrir la pire tragédie de l’histoire du pèlerinage, une effroyable bousculade dans laquelle périront plus de 1.600 fidèles le jour de l’Aïd al-Adha, la fête du sacrifice célébrée par les musulmans du monde entier.
Le 24 septembre ressemble à toutes les autres journées à Mina, dans la gigantesque cité de tentes dressée pour les pèlerins dans le désert à quelques kilomètres de la ville sainte de La Mecque. Autour de moi, les gens s’adressent gaiement leurs vœux pour l’Aïd. Avec mes amis et collègues, le photographe Mohammed al-Shaikh et le reporter vidéo Mohamad Ghandour, nous venons de rentrer au campement du ministère saoudien de l’Information après une longue marche sous le soleil depuis le site où nous avons assisté au rituel symbolique de la Lapidation de Satan.
Nous venons de vivre deux nuits de travail épuisantes et nous nous apprêtons à prendre enfin un peu de repos. Mais voilà que mon téléphone sonne. A l’autre bout du fil, le chef du bureau de l’AFP à Ryad Ian Timberlake. Il m’annonce que selon la protection civile, plus de cent personnes viennent de mourir dans une bousculade là où nous sommes, à Mina. Il semblerait que la chaleur accablante – le mercure dépasse ce jour-là les 45 degrés – ait aggravé la catastrophe.
Deux désastres en quelques jours
Toute ma vie je me souviendrai de la montée d’adrénaline et de la panique qui m’envahissent à cet instant. Pendant un moment, je suis même dans le déni, presque convaincue que tout cela ne doit être qu’une rumeur. Quelques semaines plus tôt, une grue géante s’est effondrée sur la Grande mosquée de La Mecque pendant une tempête. Cet accident a fait 107 morts. J’ai du mal à croire que deux désastres liés au pèlerinage puissent se produire dans un laps de temps aussi court.
Avec mes collègues, nous nous précipitons hors du camp, suivis à la trace par le guide du ministère de l’Information qui nous chaperonne tout au long de notre séjour en Arabie saoudite, note nos déplacements et impose des restrictions à notre couverture.
Aucune catastrophe majeure depuis 2006
Seuls les véhicules officiels sont autorisés dans la vallée de Mina, où les visiteurs doivent effectuer tous leurs déplacements à pied. On entend le vrombissement des hélicoptères et le hurlement des sirènes, mais ce sont des sons habituels dans cette ville où la police a fort à faire, de nuit comme de jour, pour contrôler la foule des pèlerins. Difficile de dire s’il s’agit d’une situation exceptionnelle ou non… Aucune catastrophe majeure n’a endeuillé le hajj ces dernières années. La dernière bousculade mortelle à Mina remonte à 2006. Depuis, les autorités ont investi des milliards de dollars pour agrandir le site.
La bousculade s’étant produite très loin de notre campement, notre premier réflexe est d’aller voir ce qui se passe à l’hôpital d’urgence. Nous arrivons après une demi-heure de marche sous une chaleur torride. Les rues sont encombrées par des dizaines d’ambulances, et nous voyons des hélicoptères se poser sur le toit de l’établissement.
A l’hôpital, c’est le chaos. Les ambulances arrivent les unes après les autres, les infirmiers courent partout en portant des civières, les gardes de sécurité hurlent des ordres. « Tu prends une photo de plus, et je jure que je démolis ton appareil », aboie un vigile sur mon collègue Mohammed al-Shaikh. Nous contactons des responsables du ministère de la Santé pour obtenir la permission de prendre des images. Au final, on nous prie de partir et de revenir « pendant la nuit ou mieux : demain ». Nous nous contentons de photographier et de filmer depuis l’extérieur de l’enceinte de l’hôpital.
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Quand nous revenons au campement de la presse, nous apprenons que tous les autres reporters ont eu encore moins de chance que nous : ils ont été bouclés à l’intérieur pendant des heures, et seuls les journalistes de la chaîne saoudienne Al-Ekhbariya ont eu le droit de sortir. Les fonctionnaires du ministère de l’Information ont l’air de ne pas très bien savoir quoi faire des médias pendant cette crise. Des rumeurs commencent à circuler. Il ne s’agirait pas d’une bousculade. « C’est sûrement une attaque de l’Etat islamique », me susurre un vieil homme.
Dix heures après la catastrophe, les autorités réalisent enfin que maintenir les journalistes enfermés ne sert pas leur cause, et ne fait qu’enfler les rumeurs et attiser le mécontentement. Nous sommes donc autorisés à quitter le campement, dûment escortés par nos guides officiels.
En temps normal, je suis fascinée par le hajj, cinquième pilier de l’Islam et grand moment d’échanges et d’unité entre musulmans de toutes les cultures du monde. Pour de nombreux musulmans, le pèlerinage constitue le tout premier voyage de leur existence ainsi que le moment le plus fort de leur vie. La Mecque et ses environs deviennent un immense melting-pot, un lieu international unique où l’on peut parler avec des Rwandais ou des Malaisiens pendant qu’un groupe d’Algériens, de Nigérians ou de Macédoniens se promène gaiement dans le coin.
C’est aussi cette incroyable diversité qui fait que plus d’une trentaine de pays aient à déplorer la mort de ressortissants dans la bousculade. En additionnant les bilans par nationalités rendus publics par les différents pays, on arrive à ce jour à 1.633 morts, beaucoup plus que le bilan officiel de 769 morts annoncé par l’Arabie saoudite.
Nous arrivons finalement sur les lieux du désastre. C’est une ruelle étroite, bordée de tentes qui hébergent les pèlerins venus du monde entier. Le campement est clôturé par un haut grillage. Un cordon de la police militaire bloque l’accès au site, où d’après ce qu’on nous a dit de nombreux cadavres jonchent encore le sol.
Plusieurs hypothèses circulent quant à la façon dont la bousculade a commencé. On sait que, pour une raison qui reste à tirer au clair, deux gigantesques groupes de pèlerins arrivant de directions opposées sont entrés en collision sur un chemin trop étroit pour leur permettre de se croiser, ce qui a provoqué un mouvement de panique. Tout le monde s’est mis « à courir pour survivre », me racontera plus tard un rescapé.
L’atmosphère est sombre dans cette partie de Mina. Les gens qui ont assisté au drame sont encore en état de choc. Parmi eux se trouve Aminu Abubakar, le correspondant de l’AFP à Kano, au Nigeria, qui a fait le voyage en tant que pèlerin. Il a échappé à l’écrasement par la foule car il a eu la chance de se trouver en tête d’une procession. «On n’avait pas de place pour faire le moindre mouvement », raconte-t-il.
Aminu nous sera d’une aide inestimable pour la couverture du drame. Il recueille par exemple le témoignage particulièrement cauchemardesque de Hamza Musa Kabir, un Nigérian de 55 ans qui a échappé par miracle à une mort atroce. « Les gens étaient entassés les uns sur les autres, ils ne pouvaient plus respirer. Beaucoup ont perdu connaissance, surtout les femmes, les vieillards et les handicapés sur des chaises roulantes. Je me suis retrouvé écrasé sous un homme énorme, un Asiatique je crois. J’ai dû me dévêtir de ma toge de pèlerin qui m’étranglait et m’empêchait de bouger. J’ai attrapé la toge d’un autre pèlerin nigérian qui était déjà au sommet de la clôture, mais il n’a pas pu me hisser vers lui car j’étais toujours coincé sous le gros type qui était également nu. Par chance, j’ai réussi à lui agripper les testicules et à les écraser d’une main, grâce à quoi il a sauté loin de moi et j’ai pu attraper la clôture avec l’autre main. J’ai réussi à me dégager avec l’aide d’un jeune Arabe qui m’a hissé depuis le haut de la barrière ». Une fois en sécurité, Hamza Musa Kabir s’évanouit. En se réveillant, il s’aperçoit que son corps porte aussi des traces de morsure. « Quand je suis revenu sur les lieux, ce que j’ai vu m’a terrifié. Un nombre incalculable de corps gisant sur le sol, recouverts de linceuls blancs. Je me suis dit que j’aurais pu être l’un d’eux ».
Sur le site de la bousculade mortelle de Mina, le 24 septembre 2015 (AFP)
Nous entendons d’autres témoignages effroyables. Des enfants ont été tués malgré les efforts désespérés de leurs parents pour les sauver en les lançant vers les toits des tentes. Un Libyen, qui a survécu au drame avec sa mère, accuse la police saoudienne de négligence, sous les approbations des autres pèlerins qui se rassemblent autour de lui devant notre caméra. Il affirme avec colère que les agents déployés sur place sont des « stagiaires » qui « ne sont même pas capables d’indiquer un chemin ».
Il n’est pas le seul à se plaindre de la mauvaise organisation du pèlerinage cette année. J’ai déjà entendu de nombreuses remarques allant dans le même sens, y compris la veille de l’accident lors de la prière sur le mont Arafat, temps fort du hajj.
Moi-même, j’ai pu constater une grande différence avec le pèlerinage de l’an dernier, au cours duquel les autorités contrôlaient parfaitement la foule. Cette année, les forces de sécurité, pourtant déployées en grand nombre, ne m’ont pas semblé faire grand-chose, à part asperger d’eau les marcheurs déshydratés et crier « avancez, pèlerins, avancez ! » à tous ceux qui s’arrêtaient pour se reposer. J’ai aussi vu des groupes de scouts se rassembler sur les lieux de pèlerinage. Je ne sais pas très bien ce qu’ils venaient faire là. Après le drame de Mina, le gouvernement saoudien a lancé une enquête officielle et s'est défendu contre les accusations de mauvaise organisation, rappelant les énormes efforts accomplis chaque année par le pays pour accueillir les millions de pèlerins venus effectuer le hajj et l'oumra.
Terrifiés et furieux
Je n’oublierai jamais les regards terrifiés, abattus et parfois furieux des témoins de la bousculade que j’interroge ce jour-là. Beaucoup viennent vers notre équipe et demandent à raconter leurs épreuves. Ils veulent être écoutés. Ils parlent haut et fort, profèrent des accusations contre les autorités saoudiennes. Je suis étonnée. Je ne m’attendais absolument pas à entendre des gens parler avec une telle liberté de ton au cœur de l’Arabie saoudite, qui plus est sous le nez des forces paramilitaires.
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« Il y a plus de soldats que de pèlerins mais il n’y a aucune organisation, ni ici ni au mont Arafat », critique Ahmed, un Egyptien aux yeux verts d’une trentaine d’années. « Le gouvernement saoudien est responsable. Il dépense beaucoup d’argent pour le hajj mais c’est juste pour la galerie, pour que ses princes puissent fanfaronner ». Sa voix résonne encore alors que notre guide ministériel intervient avec colère, hurle que les interviews sont terminées et qu’il faut partir.
Communication impossible
« Je n’ai peur de personne, je veux parler ! » scande Ahmed, alors que les forces de sécurité s’approchent pour nous chasser.
Le lendemain, le rituel de la lapidation de Satan depuis le pont Djamarat se poursuit normalement, sous des mesures de sécurité renforcées. A quelques kilomètres du lieu de la bousculade, un groupe de policiers nous voit nous déplacer avec notre matériel photo et vidéo. Ils nous demandent de les photographier, prennent la pose avec de larges sourires, jusqu’à ce qu’un de leurs chefs les aperçoive et nous hurle de déguerpir.
A l’hôpital, le personnel médical a l’air d’avoir du mal à déterminer d’où viennent leurs patients, s’ils sont arrivés ici après avoir été victimes de la bousculade ou bien pour d’autres raisons. Les infirmières ont des difficultés à communiquer avec les blessés venus de tous les coins de la Terre. Dans une chambre, nous rencontrons un vieil Indien dont le crâne porte des points de suture récents. « I am not good », ne cesse-t-il de répéter en montrant son nez qui saigne. Nous demandons à l’infirmière saoudienne de quels maux il souffre. Elle ne comprend pas son langage. « Il va bien, c’est juste qu’il s’inquiète trop », se contente-t-elle de dire en se tortillant.
A la réception et dans les couloirs, des rescapés fous d’inquiétude vont et viennent, essayant de savoir ce que sont devenus leurs proches portés disparus. Je me demande encore comment toutes ces histoires se sont terminées. Ont-ils fini par découvrir leurs cadavres à la morgue ? Ou bien ont-ils eu assez de chance pour les retrouver sur un lit d’hôpital ?
Lynne al-Nahhas est journaliste au bureau de l’AFP à Dubaï. Cet article a été traduit par Roland de Courson à Paris (lire la version originale en anglais).