Le journaliste de l'AFP Michel Moutot en Syrie (AFP / Frédéric Lafargue)

Syrie: des armes et des poussins

FRONTIÈRE TURCO-SYRIENNE, 17 avril 2012 - La nuit vient de tomber, le ciel est encore clair sur la montagne.

Dans ce petit village turc proche de la frontière, les contrebandiers qui doivent nous faire entrer en Syrie nous attendent. Des rebelles syriens installés en Turquie nous ont conduit là, ils passent le relais aux professionnels du franchissement clandestin de frontière.

Cela fait une semaine que nous attendons, dans l'hôtel d'une petite ville turque, que le réseau qui doit nous permettre de pénétrer dans une région de Syrie aux mains des rebelles nous prenne en charge.

"Demain, demain..." Puis, le lendemain: "Problem, problem, peut-être demain..." Mais cet après-midi, au mois de mars, la voiture est là. Nous chargeons dans le coffre nos sacs à dos, les plus légers possibles, les gilets pare-balles et les casques, très lourds.

Par mesure de sécurité, et parce que la filière pourra servir à d'autres confrères ou équipes de l'AFP, nous ne préciserons aucun lieu, ne nommerons aucun village. 

La nuit est assez noire. "Yallah ! En route". Un escalier, le toit plat de la maison, un autre escalier nous fait descendre dans une oliveraie. Les barbelés sont tout proches, le chemin de ronde des patrouilles de l'armée turque. Nos guides partent en courant. Les contrebandiers (aucun n'a plus de vingt ans) nous attendent dans une maison, à quelques centaines de mètres des chevaux de frise marquant la frontière. Cent-cinquante dollars par personne: bien en dessous des tarifs que leurs homologues libanais facturent pour faire entrer les journalistes, par le Nord du Liban, dans la région de Homs.

Dans des sacs de grains, jetés sur leurs épaules, des fusils de chasse. "Beredda", copies chinoises des Berettas italiens, boîtes de cartouches chevrotine N°1. L'un des rebelles syrien nous avait expliqué: pas moyen de trouver des armes de guerre en Turquie. Pour les Kalachnikovs, c'est le Liban.

Un rebelle syrien manipule des engins explosifs artisanaux (AFP / Frédéric Lafargue)

Il faut les suivre, ils filent dans l'obscurité, en silence. Je marche dans un trou, trébuche, genou dans la boue... Un kilomètre au pas de course, jusqu'à la brêche découpée à la pince dans les barbelés. "Yallah ! Yallah ! Vite, vite !"" Passer les sacs dans le trou, ne pas s'accrocher aux parties coupantes, remettre tout sur le dos. 

Face à nous, une colline de garrigue escarpée. Nos guides se détendent, rigolent, passent leur temps au téléphone. Chantent. Manifestement, ils ne craignent rien. Ils gambadent, sautent de rocher en rocher, ne progressent pas en file indienne: contrairement à d'autres endroits de la frontière, l'endroit n'est pas miné. Cinq minutes de pause, assis sur des blocs de pierres, sous les étoiles. Ils n'ont que quelques mots d'anglais, nous quatre mots d'arabe. "Good, Good ! Yallah !"

Après une heure de grimpette, en nage sous nos bonnets, nous atteignons le sommet. Une route goudronnée, grand plateau rocailleux, pas un bruit. "No afraid, here, no police ! No Bachar army

Grâce au réseau cellulaire turc, qui pénètre de dix kilomètres à l'intérieur de la Syrie, ils appellent la voiture qui devait nous attendre et est en retard. Elle arrive dix minutes plus tard. Dacia Break, conducteur à la longue barbe noire, les sacs dans le coffre.

Quelques minutes de trajet, sur la crête de la montagne, nous sommes devant le mur d'enceinte d'une maison de parpaings. C'est là que nous allons passer nos nuits. Dans la journée, reportages dans la région. Le soir retour à la base, si proche de la frontière turque qu'elle offre de bonnes garanties de sécurité. 

En cas d'attaque par l'armée syrienne ou ses milices supplétives, les "shabiha", nous pourrons toujours fuir vers la Turquie en dévalant la montagne. 

Au bout de quelques jours, après avoir sillonné les environs avec les rebelles, de petits signes nous alertent. Des regards un peu plus insistants, des gens qui passent près de la maison. Dans un pays, une région où tout se sait très vite, où il y a tellement de services de renseignements qu'on n'en connaît pas avec certitude le nombre exact, il ne faut pas s'attarder trop longtemps au même endroit. Nous devons être repérés, il faut repartir. 

D'autant que notre interprète a disparu, nous laissant avec deux rebelles charmants mais avec lesquels la communication est difficile. Nous leur expliquons: "Boukra (demain), Turkie !" Ils comprennent. Reviennent quelques heures plus tard. Par gestes, ils nous font comprendre qu'à la nuit tombée on viendra nous chercher. 

17H00: "Yallah !" Un seul guide, Kalachnikov à l'épaule. Nous partons à pieds, au vu de tout le village. Quelques lacets sur la route. On s'assied sur le parapet d'un pont et attend. Téléphone. Un pick-up arrive. A l'arrière quatre jeunes gens. Ils portent deux sacs, un sur chaque épaule. Ils sont encombrants mais semblent légers. A l'intérieur, cela bouge. J'approche, pose la question. Ils rient et ouvrent les sacs de toile: des dizaines de poussins vivants, piaillants, paniqués. Encombrant, mais léger ! 

Le soleil passe derrière la crête, ils s'élancent en courant dans l'oliveraie. Ils cavalent entre les arbres. Derrière moi le dernier me houspille: "Go ! Go!" 

Nous courons pendant une heure, au pas de course dans les pierres, dans le lit d'un torrent, à travers des champs de hautes herbes et de romarin. Pas de pause. Attention aux chevilles, les gilets pareballes nous scient le dos. 

Des rebelles syriens entourent un des leurs, blessé au combat (AFP / Frédéric Lafargue)

Enfin, c'est la frontière, les barbelés. Ils craignent les gardes frontières turcs bien davantage que les forces de Damas. Pinces coupantes, brêche dans la barrière, nous nous glissons de l'autre côté.

Soudain, des bruits de moteurs: à travers le champ labouré, très meuble à cause des pluies diluviennes de l'hiver, trois motards arrivent, tous feux éteints. Petites motos chinoises, 100 cm3. Chouette, fini de courir.

Frédéric monte derrière l'une, je monte derrière l'autre. Mais non: trois motos, six passagers: il faut se serrer à trois sur chaque selle. Les deux autres équipages, transporteurs de poussins, filent dans la nuit.

Nous nous serrons sur la selle: avec les sacs à dos, les gilets, les casques, c'est de l'équilibrisme. Le pilote démarre, je m'aggrippe à lui, Frédéric à moi. une demi-fesse sur le porte-bagages. La moto zigzague, s'enfonce, dérape. Deux cents mètres, une ornière plus profonde que les autres: nous tombons par la gauche. "Go ! Go !" Nous remontons en selle. Nouveau départ, nouvelle chute un peu plus loin. Quatre en tout, lourdement, les uns sur les autres, sans dommage heureusement dans la terre molle.

L'un des transporteurs de poussins est arrivé au village, a déposé ses passagers et fait demi-tour pour venir nous chercher. Un par moto, c'est bien mieux. Ils filent à toute allure dans les champs, n'allument les phares qu'une fois gagnée la route goudronnée.

Peu après, nous arrivons dans la cour de la maison du départ où deux correspondants en Turquie des rebelles, tout sourire, nous attendent pour nous conduire à l'hôtel. Pour les contrebandiers, c'est deux cents dollars par personne. Cinquante de plus qu'à l'aller: supplément moto.

Michel Moutot est un reporter de l'AFP basé à Paris.