Affaire Merah : derrière le scoop
PARIS, 23 mars 2012 - FLASH - Toulouse: le suspect est mort (source policière)
rb/soh
Rémy Bellon, grand spécialiste de la police française, vient d’obtenir pour l’AFP un scoop mondial : la mort de Mohamed Merah, le « tueur au scooter », après plus de 32 heures de siège par le RAID à Toulouse. L’information a été diffusée aux clients de l’AFP sous forme de « flash », un texte très court, d’une ligne, réservé aux événements d’importance historique énorme, comme la mort de Ben Laden ou le départ des troupes américaines d’Irak. Rémy vient de signer son premier flash en trente ans de carrière, grâce à une source policière « en béton » au cœur du dispositif. L’annonce de la mort de Merah clôt en beauté un parcours sans faute pour les dizaines de journalistes texte, photo et vidéo de l’AFP à Toulouse, Paris ou Jérusalem, plongés jusqu’au cou une semaine durant dans la couverture du parcours sanglant de Mohamed Merah. Une couverture qui illustre toute la difficulté du journalisme d’agence : être non seulement présent sur le terrain mais aussi garder la tête froide, être sûr de ses sources, de façon à se montrer à la fois rapide et d’une fiabilité absolue au milieu d’un vacarme assourdissant de rumeurs, de tweets douteux et de fausses informations, le tout sous une pression concurrentielle délirante. Récit d’une semaine de folie.
Jeudi 15 mars : fusillade à Montauban
La journée s’annonce calme pour l’équipe de l’AFP à Toulouse. Le dimanche précédent, la journaliste de permanence au bureau, Emmy Varley, a écrit une courte dépêche sur le meurtre par balles d’un homme de 30 ans. Le meurtrier a pris la fuite en scooter. Un fait-divers sanglant mais d’apparence relativement banale, comme il s’en produit plusieurs fois par an dans la Ville Rose. On n’apprendra que le lendemain qu’il s’agit d’un militaire. « Mais même à ce stade, personne ne pouvait mesurer l’ampleur des développements ultérieurs. Cette histoire est complètement passée sous le radar », raconte Laurent Lozano, le directeur du bureau.
Ce jeudi, Laurent Lozano profite donc de l’absence d’événements importants dans l’agenda pour joindre l’utile à l’agréable. Accompagné d’une vidéaste, Amelia Pujol, et d’un photographe, Eric Cabanis, il se rend à Albi pour assister à la présentation à la presse du nouveau musée Toulouse-Lautrec, « un truc formidable ». Sur la route du retour, à cause du bruit de la voiture, il n’entend pas son portable qui sonne avec insistance. Mais il allume l’autoradio pour écouter France-Info. Il entend alors l’information que la journaliste de l’AFP restée au bureau de Toulouse a elle-même diffusée quelques instants plus tôt : à Montauban, un individu a fait feu sur des parachutistes, avant de s’enfuir sur son scooter.
Immédiatement, Laurent Lozano, Eric Cabanis et Amelia Pujol bifurquent et, au lieu de rentrer à Toulouse comme prévu, foncent à Montauban. Ils arrivent sur place un peu plus d’une heure après la fusillade. « A partir de ce moment, il est devenu évident qu’il y avait un lien entre ces événements et le meurtre du dimanche, explique Alexandre Peyrille, le chef de la rédaction du bureau de Toulouse. Nous sommes dans une région extrêmement tranquille. Nous étions face à deux actions visant des militaires. Il ne pouvait pas s’agir d’une coïncidence ». Ancien envoyé spécial en Afghanistan et en Irak, Alexandre Peyrille pense tout de suite à un attentat islamiste. Les régiments des victimes étaient engagés en Afghanistan. Mais la police et le procureur locaux sont quasiment muets sur l’affaire.
Le vendredi, puis durant le weekend, les autres médias relayent toutes sortes d’hypothèses. L’une évoque une piste néo-nazie. Un témoin donne une description de l’agresseur pour le moins douteuse. Malgré la pression concurrentielle, les journalistes de l’AFP Toulouse feront preuve d’une extrême prudence et ne reprendront pas ces informations. « A chaque fois, bien sûr, on se demandait : est-ce qu’on a raison ? Est-ce qu’on a tort ? A posteriori, nous avons été confortés dans nos décisions. Mais sur le moment, ce n’était pas évident », se rappelle Alexandre Peyrille. De permanence durant le weekend, Alexandre est en contact avec les enquêteurs. Tous craignent une récidive du « tueur au scooter ».
Lundi 19 mars : tuerie dans une école juive
« Tout de suite, on s’est rendus compte que quelque chose de très grave venait de se produire, dit Laurent Lozano. On a découvert des gens très éprouvés, en pleurs. Un cordon de sécurité nous empêchait d’accéder à l’école, mais des témoignages concordants confirmaient qu’il y avait des morts. L’atmosphère était extrêmement tendue. La communauté était très éprouvée. Les gens se sentaient agressés par la présence des journalistes, ils avaient du mal à comprendre qu’on fasse notre travail ». Il est environ 8 heures. En route vers le bureau au volant de sa voiture, Alexandre Peyrille est pris dans un embouteillage. Il en profite pour « faire sa tournée », rituel téléphonique que les correspondants dans les bureaux de l’AFP en province accomplissent le matin pour s’enquérir, auprès des pompiers et des forces de l’ordre, des événements survenus au cours de la nuit. Chez les pompiers, il sent tout de suite une forte agitation. « Une fusillade est en cours ! » lui annonce son interlocuteur. Alexandre s’aperçoit qu’il vient de passer à moins de 150 mètres de l’école juive où cette fusillade a eu lieu. Vitres fermées et radio branchée, il n’a pas entendu les coups de feu. Comble de la malchance : il se fait arrêter par la police municipale qui le verbalise pour avoir utilisé son portable au volant. Les policiers lui fournissent tout de même un plan de Toulouse, grâce auquel il parvient à guider par téléphone le directeur du bureau, Laurent Lozano, vers les lieux de l’attaque. Sans achever son petit déjeuner, celui-ci enfourche son vélo et fonce. Deux photographes, Eric Cabanis et Rémy Gabalda, également prévenus par Alexandre Peyrille, se rendent sur place.
« Les gens étaient un peu agressifs avec nous, ce qu’on comprend, dit lui aussi Eric Cabanis. On a tout de suite compris qu’on était face à une énorme affaire, une dominante mondiale. A partir de ce moment-là, tu te dis qu’il faut que ça fonctionne. Il faut que tout soit calé : nous n’avons pas le droit de nous exciter. Nous n’avons pas le droit à l’erreur ». Eric se poste d’un côté de l’école juive. Son collègue Rémy Gabalda se positionne face à la sortie opposée. Les enfants et leurs familles, regroupés dans l’école, sortent finalement par le côté où se trouve Rémy. Cela permettra à ce dernier de prendre une superbe photo, emblématique de tout le drame de Toulouse et reprise par les médias du monde entier, d’un père cachant les yeux de son fils coiffé d’une kippa. « La photo est un travail d’équipe, explique Eric Cabanis. On sait d’avance que certains reviendront avec de bonnes photos tandis que d’autres n’auront rien. Tout est une question de chance, de positionnement ».
Au fil des heures, la confusion sur place devient de plus en plus grande, aggravée par des problèmes techniques. « C’était la bousculade, raconte Laurent Lozano. Les portables flanchaient. Les magnétophones aussi. Le procureur a commencé à donner une conférence de presse au moment même où les parents venaient chercher leurs enfants. Les journalistes étaient tiraillés. Les témoins étaient sonnés. » A un moment, juste avant une visite du président Nicolas Sarkozy arrivé de Paris, le ciel se met à cracher des trombes d’eau. « Tout le monde était trempé, travaillait sur des carnets de note mouillés… »
Alexandre Peyrille, arrivé au bureau, s’occupe de la rédaction des papiers à partir des indications que lui fournissent les reporters sur place et les sources officielles. « Le téléphone sonnait toutes les quinze secondes. Il fallait répondre, et en même temps passer des coups de fil, prendre des notes sur ce que dictaient les gens sur le terrain, rédiger les dépêches… »
A Paris, la rédaction en chef de l’AFP a tout de suite sonné la mobilisation générale. Tous les métiers de l’agence sont mis à contribution : des journalistes texte, des photographes, des équipes vidéo sont dépêchées de toute urgence de Paris, Bordeaux, Lyon ou Montpellier. La rédaction web lance un « direct » destiné aux clients internet. Comme elle l’a fait pour l’attaque de Montauban, le service infographie diffuse rapidement une localisation du lieu de la fusillade, puis un graphique retraçant le déroulement de la tuerie. C’est le service des informations générales et deux de ses journalistes chevronnés dans les affaires policières, Charles Sicurani et Rémy Bellon, qui joueront un rôle capital dans la suite des opérations. Depuis le matin, Nicolas Gaudichet, un des chefs adjoint du service, a diffusé un grand nombre d’informations urgentes provenant de sources parisiennes, et qui tendent à confirmer qu’un lien existe entre la tuerie de l’école juive et celle de Montauban. Nicolas Gaudichet se rendra par la suite en renfort à Toulouse, avec son précieux carnet d’adresses.
« A partir du moment où l’affaire a pris une tournure terroriste, nous n’avons plus eu aucun contact avec nos sources habituelles », explique Alexandre Peyrille. Les enquêteurs locaux, avec qui le bureau de Toulouse est quotidiennement en contact, sont en effet dessaisis au profit des services centraux de la police à Paris. « Dès lors, il faut avoir la dimension de l’AFP pour pouvoir continuer à couvrir l’affaire. C’est grâce à nos journalistes en contact avec le ministère de l’Intérieur et la police judiciaire parisienne qu’on a pu avoir des infos. Il faut leur tirer un coup de chapeau », dit-il.
Mercredi 21 mars, jeudi 22 mars : opération du RAID
C’est Charles Sicurani et Nicolas Gaudichet qui, grâce à leurs contacts au ministère de l’Intérieur, annoncent pour l’AFP à 4h36 du matin qu’une opération du RAID est en cours à Toulouse. Dans le courant de la nuit, de premières informations non recoupées ont fait état de cette opération, mais en fixant le lieu à Montauban. C’est le début des 32 heures de siège, au cours desquelles, autour de l’appartement du tueur, le stress et la confusion atteindront leur paroxysme.
Pendant ce temps, en Israël, les corps des victimes de la tuerie arrivent de Toulouse par avion pour être enterrées au terme de trois heures de funérailles religieuses. Le bureau de l’AFP à Jérusalem, rompu aux journées à rallonge, est à pied d’œuvre. « Pour nous, cela a été une grosse mobilisation, explique son directeur, Philippe Agret. Mais nous sommes un bureau habitué aux grosses couvertures ».
A Toulouse, le quartier où se trouve l’appartement de Mohamed Merah a été bouclé. Les journalistes n’ont d’autre choix que de faire le pied de grue pendant des heures face à des fourgons de police, guettant le moindre bruit, la moindre bribe d’information, dans une atmosphère de concurrence effrénée. Personne ne dort. Personne ne mange. La tension est à son comble. « Les policiers bouclaient le quartier, et nous on bouclait les policiers », résume Eric Cabanis. Le photographe Rémy Gabalda passe des heures juché sur un poteau de béton d’où il parvient à peu près à dominer la scène. Pas question de quitter son perchoir une seule seconde : un concurrent s’emparerait tout de suite de sa position privilégiée. « La photo, ce n’est pas simple, dit Eric Cabanis. On peut passer des journées debout, à poireauter, parce qu’il ne faudra pas rater le moment crucial. La concurrence est là. Il faut être constamment aux aguets. On est au cœur de l’actualité mais on est coupé de tout ».
Paradoxalement, en effet, ceux qui sont au plus près de l’événement sont les moins au courant de ce qui se trame dans l’immeuble du tueur. C’est à Paris que l’AFP, via son service des informations générales, obtient toutes les informations cruciales. « J’avais une source au cœur du dispositif », explique Rémy Bellon, qui a passé la majeure partie de ses trente ans à l’AFP à se constituer un impressionnant carnet d’adresses au sein de la police. « Tout ce que m’a dit cette source, même les informations que je n’utilisais pas, s’est avéré exact par la suite. Cette source m’a tenu informé heure par heure. Elle m’a donné la progression du RAID dans l’appartement. Quand elle m’a dit que Merah était mort, je n’ai pas hésité une seconde à envoyer le flash. C’était une énorme responsabilité. Mais ma source ne pouvait pas se tromper ».
« Une source, surtout une source policière, doit s’approcher pas à pas, explique Sophie Huet, chef du service des informations générales à l’AFP. Les policiers sont des gens méfiants. Les sources doivent être certaines que nous ne les trahirons pas, c’est-à-dire que nous ne permettrons pas qu’elles soient identifiées et que nous ne déformerons pas leurs propos. Nous devons, de notre côté, être absolument certains qu’elles sont à 100% fiables. Grâce aux liens noués depuis des années, l’AFP a l’un des meilleurs carnets d’adresses de sources policières et judiciaires de France ».
Ce sont les sources de Rémy Bellon et de Charles Sicurani, le strict respect des règles du métier d’agencier par l’ensemble des journalistes impliqués dans cette couverture, et le travail de recoupement et de vérification systématique qui permettront à l’AFP de rester sur le droit chemin tout au long de l’affaire de Toulouse. De ne pas se fourvoyer comme d’autres médias qui annonceront à tort l’arrestation de Mohamed Merah ou le donneront prématurément pour mort.
« Face à l’énorme pression de la concurrence, qui sort pêle-mêle des informations totalement erronées, mais aussi d’autres tout à fait intéressantes et fondées, il est primordial de garder son sang-froid, pour recouper les éléments avec soin, et d’éviter au maximum de reporter cette pression sur les journalistes qui doivent pouvoir travailler avec le plus de sérénité possible, dans le calme, poursuit Sophie Huet. Deux demi-vérités, associées à l’air du temps ou à la rumeur du moment, n’ont jamais fait une information. Nous devons scrupuleusement nous en tenir aux fondamentaux du métier d’agencier : avoir des sources et s’en tenir exactement à ce qu’elles disent ».
Roland de Courson est l'éditeur du blog Making-of.