Confinés, testés, surveillés... : à Shanghai, deux mois de cauchemar "zéro Covid"

Deux mois d'un confinement éreintant à Shanghai, prudemment levé cette semaine, ont transformé la mégapole la plus effervescente de Chine en une ville fantôme dystopique, où les habitants disent avoir souffert pour sauver la politique zéro Covid du gouvernement. 

Shanghai - Tous les jours, avec mon chat, je me suis installée à la fenêtre pour observer une ville de 25 millions d'habitants réduite à un coin de rue, ma caméra constamment tournée vers cette unique ouverture, de deux mètres carrés, sur le monde extérieur. 

A partir du 30 mars, cloîtrée à la maison, j'ai raconté le confinement draconien de Shanghai. Par la fenêtre ouverte, l'inquiétant silence était parfois rompu par les sirènes hurlantes des ambulances conduisant à l'hôpital des malades du Covid, et le chant des oiseaux dont on avait oublié l'existence dans le bourdonnement de cette grouillante mégapole. Dans la rue, seule la patrouille solitaire d'un policier en combinaison de protection, ou un rare ballet de livreurs circulant à scooter, rompaient cette étrange quiétude. 

 

​Chambre avec vue (limitée): la caméra de Vivian Lin et son chat ((AFP / Vivian Lin))

 

Mais sur les réseaux sociaux et par téléphone, j'ai été témoin de la spirale vers le chaos de la ville chinoise la plus moderne, la plus internationale et la plus importante économiquement. De gens à court de nourriture, de patients non-Covid n'ayant pas accès aux soins médicaux urgents, et de l'éruption de la colère. Plus de deux ans après le début de la pandémie, la Chine reste en guerre contre un virus avec lequel le reste du monde essaie d'apprendre à vivre. Et ses habitants sont une préoccupation secondaire. 

Ces deux derniers mois, Shanghai a été confrontée à la plus grosse vague de Covid en Chine depuis Wuhan en 2020. C'est aussi la plus grande menace à la politique de Pékin du “zéro Covid” : un vaste arsenal de mesures pour limiter les infections au minimum, depuis le traçage, les tests et l'isolement des cas positifs jusqu'à la mise en quarantaine de la population générale. Selon les données officielles, Shanghai a enregistré 25.000 cas par jour au pic de la vague épidémique en avril. 

 

Des travailleurs en tenue de protection attendant d'intervenir après la détection de nouveaux cas de Covid à Shanghai le 14 mars 2022 (AFP / Hector Retamal)

 

Le monde depuis mon téléphone 

En étant coincée chez moi, je n'ai bien-sûr pas vu tout cela personnellement. A la place, j'ai observé ce qui se passait à travers les yeux de millions d'autres sur les réseaux sociaux. Mes collègues et moi-même avons passé des centaines d'heures à écumer internet pour nous tenir au courant de tout, sans égards pour notre santé mentale. 

Des posts sur le confinement ont inondé WeChat et Weibo, les principales plateformes de réseaux sociaux en Chine. Les gens ont partagé informations, images, vidéos, mèmes, et rumeurs entre amis et au sein de groupes, le tout sous l'oeil vigilant et permanent des censeurs chinois d'internet. Souvent, ce qui était jugé  “inapproprié” était immédiatement supprimé. 

 

Le district de Jing'an à Shanghai le 21 avril 2022 (AFP / Hector Retamal)

 

Mais même sur l'internet chinois, beaucoup de posts sont devenus viraux. Une mère effondrée sanglotant près du corps de son enfant mort à qui on avait refusé selon elle un traitement médical; des bébés positifs au Covid séparés de leurs parents s'ils étaient négatifs; un chien Corgi battu à mort après le transfert de son propriétaire vers un centre de quarantaine; des chiens robots munis de mégaphones intimant aux gens de rester cloîtrés ou de se faire tester; des drones de surveillance; la colère contre les restrictions d'habitants tapant sur des casseroles et des pots depuis leurs balcons... 

Certains épisodes viraux ont été immortalisés dans une vidéo intitulée “Voix d'avril” et publiée un soir très tard le mois dernier. Des internautes, en Chine et au-delà, ont abondamment partagé cette vidéo, et elle s'est répandue à une telle vitesse que les censeurs n'ont pu la supprimer.  Elle a maintenant quasiment disparu des réseaux sociaux en Chine mais elle peut toujours être visionnée sur YouTube avec des sous-titres en anglais.  

 

 

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Depuis 2020, le gouvernement central chinois a brandi une stratégie de “zéro Covid”, permettant de limiter le nombre officiel de décès à quelque 5.000 personnes, un bilan infime par rapport au million de morts atteint aux Etats-Unis. 

Les autorités chinoises ont rapidement pris des mesures drastiques à chaque résurgence épidémique. Dans de nombreuses villes, cela s'est traduit par des confinements. Mais cela ne s'était jamais produit à Shanghai, épicentre de la finance et du commerce international en Chine. Les autorités à Shanghai avaient toujours opté pour une approche “quadrillée”, localisant les zones à risque pour des confinements courts et ciblés. 

 

Un responsable local contrôle le respect du confinement dans le district de Pudong, à Shanghai, le 8 mars 2022. (AFP / Hector Retamal)

 

A la mi-mars, il y avait 5.000 cas à Shanghai, un chiffre très élevé selon les normes chinoises. Mais même à ce moment-là, le gouvernement local avait dit : “Shanghai ne sera pas confinée, et elle n'a pas besoin d'être confinée”.

Alors que la pression montait de la part du gouvernement central à Pékin pour contrôler l'épidémie, Shanghai avait annoncé un confinement partiel en deux phases devant démarrer le 28 mars : quatre jours dans l'est (Pudong) puis quatre jours dans l'ouest (Puxi). Mais le 1er avril,  la première phase ne s'était pas achevée que la seconde commençait et Shanghai est entrée dans un confinement total. Poisson d'avril, avions-nous ri. Cela aura finalement duré deux mois. 

 

 

Shanghai n'était pas équipée pour gérer un confinement de cette ampleur. Par téléphone, mes collègues et moi-même avons parlé à tous ceux qui ont pris de plein fouet ce confinement: un fils désespéré dont la mère atteinte d'un cancer du poumon a été privée de séances de chimiothérapie faute de place à l'hôpital; un habitant envoyé en centre de quarantaine avec d'autres personnes testées positives alors qu'il venait de guérir du Covid, un employé confiné depuis le début dans son bureau...  

 

Des habitants montent à bord d'une ambulance dans le district de Jing'an à Shanghai, le 8 mai 2022 (AFP / Hector Retamal)

 

‘Les Grands blancs’:  l'autorité sans visage

J'ai vu peu de choses par ma fenêtre. Mais par chance, j'ai pu filmer quelques “Grands blancs” dans la rue en train de désinfecter, tester, patrouiller.

Les “Grands blancs” sont couverts des pieds à la tête d'une combinaison de protection anti-Covid blanche et bleue. Il peut s'agir de personnel médical, de volontaires, de travailleurs d'origine rurale ou même de la police. Sous cette tenue de protection homogène, le visage couvert d'un masque, les “Grands blancs” gèrent le confinement sous une même entité autoritaire sans nom ni identité. Ils sont des centaines de milliers et sont devenus le symbole de la pandémie à Shanghai, à la fois craints et respectés. 

 

Des habitants du district de Jing' an à Shanghai se font tester contre le Covid le 4 avril 2022 (AFP / Hector Retamal)

 

Les “Grands blancs” s'exposent à des risques en faisant leur travail et sont de ce fait loués à la fois par les habitants et par la propagande pour leur rôle en première ligne : distribuer de la nourriture, dépister et transporter les malades. Mais au fil des jours, nous avons commencé à découvrir une autre facette. Des vidéos en ligne ont montré des “Grands blancs” bousculer violemment des habitants refusant de se plier aux ordres, donner des coups de pied dans des portes closes pour emmener de force des gens en quarantaine, traîner par le bras ou les jambes des gens en train de hurler pour les faire monter dans des bus.

Dans certains cas, il semble que la tenue de “Grand blanc” ait enhardi certains à faire des choses qu'ils n'auraient jamais faites si leur identité avait été connue.

 

Des "Grands blancs" déchargent un camion rempli de provisions à Shanghai (AFP / Str)

 

Le confinement

Selon la politique officielle, les communautés résidentielles dans lesquelles vivent la plupart des gens à Shanghai, doivent être confinées 14 jours si un seul cas de Covid y est recensé. Puis, théoriquement, le niveau de risque est abaissé et les gens peuvent sortir. Mais dans la réalité, très peu de gens ont l'autorisation de quitter leur résidence, pris dans l'étau de la bureaucratie chinoise. Les vrais gardiens de notre liberté de circulation sont une strate de cette bureaucratie, appelée “comité de quartier”.

 

Photo prise derrière la clôture d'une résidence confinée dans le district de Jing'an à Shanghai le 19 mai 2022 (AFP / Hector Retamal)

 

Les confinements sont mis en oeuvre par les comités de quartier. Les politiques gouvernementales officielles sont en général strictes, détaillées et très claires, mais quand elles sont appliquées en bas de l'échelle bureaucratique, cela devient opaque. 

Les comités de quartier font souvent appliquer les lois d'une manière plus conservatrice que la ligne officielle car cela les rassure. Et en matière de Covid, si un cas est recensé dans leur zone de compétence, ce sont eux qui portent le chapeau. Or personne ne veut être jugé responsable d'une faille à la politique “zéro Covid”.

Fin avril, lorsque Shanghai a annoncé que les gens à faible risque pouvaient sortir, certains comités de quartier ont commencé à remettre des laissez-passer permettant de quitter sa résidence, mais d'autres ont dit qu'une seule personne par foyer pouvait sortir une fois par jour. 

 

Un habitant s'approvisionne en nourriture auprès d'un livreur à un checkpoint dans le district de Jing'an à Shanghai, le 13 mai 2022 (AFP / Hector Retamal)

 

La nourriture est vite devenue un problème, la plupart des habitants pensant que le confinement n'excéderait pas quatre jours. 

Le gouvernement a distribué des vivres mais il y a eu des incohérences. Certains ont raconté avoir reçu une dizaine de colis de légumes frais, de viande, de nouilles, d'huile de cuisson, de papier toilette, quand d'autres n'ont eu que des légumes. Certains ont juste reçu des oeufs et des biscuits. D'autres sont tombés malades après avoir mangé de la nourriture périmée. 

 

(AFP / Hector Retamal)

 

Les apparences ont néanmoins été préservées. Des vidéos de propagande ont montré la distribution de généreux colis, des produits venant d'épiceries ont été livrés spécialement aux journalistes étrangers. 

Pour s'approvisionner d'autres ont eu recours aux  achats groupés entre voisins. On pouvait acheter n'importe quoi à Shanghai, un réfrigérateur ou la carcasse d'un cochon entier, du moment qu'on atteignait une commande minimum. Même si personne n'était supposé quitter son domicile, les achats groupés étaient dans une zone grise. Les responsables de ces commandes devaient juste s'inscrire auprès des comités de quartier pour avoir la permission de réceptionner les produits et les distribuer, comme ces 100 bouteilles de vin que moi et mes voisins avions commandées...  

 

Des employés en tenue de protection empilant des cartons pour les livrer dans le district de Jing'an à Shanghai le 18 mai 2022 (AFP / Hector Retamal)

 

Dans un complexe résidentiel où vivent des milliers de personnes, un seul cas de Covid peut entraîner le confinement de tout le monde pour 14 jours supplémentaires. Et qu'est-ce qu'une communauté quand le maillon le plus faible devient votre ennemi ? Comme le confinement de chacun est défini par le comportement de tous les autres, il devient facile pour les voisins d'accuser les autres de la situation, surtout quand le confinement commence à taper sur les nerfs. 

 

Les camps

Pour beaucoup, la chose la plus terrifiante concernant le Covid ici, ce n'est pas la maladie en elle-même mais la perspective d'être expédié dans un sinistre et immense camp de quarantaine. Des vidéos ont montré des gens dormir dans des espaces exigus, avec des toilettes bouchées et qui débordent, des toits qui fuient et autres joyeusetés. Seuls les plus chanceux ont eu le droit à des chambres privées avec douche. 

 

Des "Grands blancs" dirigent des habitants vers un bus, dans le district de Jing'an à Shanghai, le 8 avril 2022 (AFP / Hector Retamal)

 

Pendant le confinement, de nombreux camps de fortune ont été construits dans des stades, des chantiers de construction, et même sur le site du Grand Prix de Formule 1 de Shanghai. Des centaines de milliers de personnes contaminées sont passées par ces camps mal gérés, souvent dans des conditions épouvantables. Certains se sont même vus remettre des couvertures déjà utilisées, laissées par le précédent groupe de malades en quarantaine. 

 

Un hôpital provisoire pour les malades du Covid à Shanghai (AFP / -)

 

Et ce n'est pas le pire. Récemment, une nouvelle politique a surgi, baptisée "quarantaine inversée". A savoir que les gens testés négatifs au Covid devaient être placés en quarantaine à la place de ceux testés positifs. Une femme que j'ai interviewée habitait dans une résidence où il y avait trop de cas positifs, résultat : les autorités ont transféré de force tous ceux qui n'avaient pas le Covid. Avant de partir, on avait dit à cette femme qu'elle serait logée dans un hôtel mais elle s'est retrouvée dans un centre de quarantaine. 

 

Les tests

Les tests PCR réguliers sont vite devenus une constante dans notre vie de confinés. C'est probablement le seul moment où la plupart des gens ont pu sortir de leur appartement et voir d'autres êtres humains. Il fallait se mettre en rangs, puis se faire tester par une nuée d'infirmiers mandatés pour aller dépister tous les habitants aux quatre coins de la ville. Au bout d'un mois de confinement, les gens se sont demandés si c'était à cause de ça que l'épidémie continuait de se répandre.

 

Un membre du personnel médical en train de pratiquer des tests anti-Covid dans une résidence du district de Pudong à Shanghai le 17 avril 2022 (AFP / Liu Jin)

 

Pour les autorités locales, ne pas parvenir à stopper une épidémie peut signer la fin d'une carrière politique. Mais elles ont peu d'outils à leur disposition en vertu de la politique rigide de “zéro Covid”. Que cette politique soit appliquée de manière efficace ou non, il est dans leur intérêt de se montrer autoritaire. Certains se sont faits tester une fois par semaine, d'autres tous les jours. Je connais même des gens qui ont été testés deux fois par jour en plusieurs occasions.

Tests anti-Covid dans une résidence du district de Jing' an à Shanghai le 1er avril 2022 (AFP / Hector Retamal)

 

Les quelques minutes nécessaires au test étaient pour les habitants un bref moment de légèreté au cours duquel ils apparaissaient avec des tenues choisies avec soin, parfois décalées à dessein: on a vu sur les réseaux des photos de gens en smoking, en robe de mariée... Dans ma résidence, un ami est descendu en slip de bain -- la photo que j'ai prise de lui est devenue virale.

 

La sortie

 

Dans le district désert de Huangpu, à Shanghai le 17 mars 2022 (AFP / Hector Retamal)
(AFP / Hector Retamal)

 

Beaucoup cherchent à quitter Shanghai; d'autres sont déjà partis. Certains étrangers vont quitter la Chine définitivement. Pour beaucoup, ce confinement aura été la goutte qui a fait déborder le vase après plus de deux ans de strictes restrictions de voyage dans et en dehors du pays. 

Quand tout le monde a eu le droit de descendre dans le jardin partagé de notre résidence il y a quelques jours, l'événement a été fêté avec quelques bières. Pendant le confinement, un couple d'amis s'est marié dans l'enceinte de notre résidence, avec nos voisins pour témoins. C'est bien de voir un peu de positif. La fin totale du confinement semble encore loin mais se réjouir de petites victoires paraît la seule voie de sortie pour l'instant. 

 

 

Mise en page et traduction par Béatrice Le Bohec à Paris