3.200 nudistes bleus
KINGSTON-UPON-HULL (Royaume-Uni) – Le plus étrange je crois, c’est quand les individus nus et bleus commencent à surgir de derrière les arbres au lever du soleil, vers cinq heures du matin. Ils arrivent, ils arrivent… Trois mille deux cents personnes dans la lumière de l’aube. Toutes dans le plus simple appareil. Toutes peintes en bleu des pieds à la tête.
Bien sûr, je savais à l’avance que tous ces gens tous nus allaient venir. Mais quand même, ça fait une drôle d’impression de les voir pour de vrai.
Quand l’AFP m’a appelé pour savoir si j’étais disposé à couvrir le dernier projet du photographe basé à New York Spencer Tunick, j’ai sauté sur l’occasion. La spécialité de Tunick, c’est de créer des images de gens nus dans des lieux publics. Il a photographié des milliers de personnes en costume d’Adam sur une place de Mexico, en face de l’Opéra de Sydney, sur une jetée en Irlande ou encore dans la rue à Cleveland. La ville de Hull, dans le Yorkshire, l’a invité à réaliser une installation dans le cadre de l’événement quadriennal UK City of Culture 2017 pour lequel elle a été sélectionnée.
C’est comme ça que je me retrouve au sommet d’un autobus à impériale en pleine nuit dans Hull, à bâiller et à bavarder avec les six autres photographes et les six reporters vidéo accrédités pour l’événement. Nous sommes tous arrivées en ville sur le coup de 3h30. du matin L’installation doit être faite aux premières heures de l’aube, avant que la ville ne se réveille et que ses rues ne se remplissent de monde.
Après un court trajet, l’autobus à deux étages sans toit se gare devant le parc où les volontaires sont rassemblés pour se faire peindre en bleu. Au bout d’une petite heure d’attente, nous entendons des instructions vociférées par haut-parleur, et les nudistes peints en bleu commencent à faire leur apparition.
Ils continuent à affluer et bientôt ils occupent tout le secteur. Ils ont tous l’air d’excellente humeur. On les entend bavarder, rigoler. Aucun n’a l’air gêné par le fait d’être nu, peint en bleu, dans un espace public. Mais évidemment, si vous vous êtes porté volontaire pour faire une chose pareille, c’est que vous n’êtes pas du genre à faire votre mijaurée au moment du passage à l'acte.
Au bout d’un moment, Tunick arrive et s’adresse à eux, leur donne des instructions pour se placer. Il a pris place au sommet d’une grue, beaucoup plus haut que nous, et prend des photos sous différents angles. Après quoi, il demande aux participants d’avancer le long de la rue pour lui permettre de photographier la foule avec un immeuble victorien à l’arrière-plan. Il prend aussi des images sur un pont et dans un jardin public.
Je suis impatient de voir ses photos. Elles seront dévoilées l’année prochaine par la galerie d’art Ferens, qui a commandé ce travail. Je pense qu’elles seront absolument fantastiques. Ses angles sont complètement différents des nôtres, et cela va donner des images qui sembleront provenir d’un autre monde. Surtout celle en face de l’édifice victorien. Ce sera une scène incroyable.
Mais pourquoi sont-ils peints en bleu ? Eh bien, parce que le titre de l’installation est « Sea of Hull » (« La mer de Hull ») et que la couleur bleue symbolise l’eau.
Tout ça, c'est complètement surréaliste bien sûr. A un moment, notre bus démarre pour se rapprocher des participants. Ils ont tous l’air ravis d’être là. En nous apercevant, certains nous lancent en rigolant : « eh vous ! Vous regardez quoi là ? »
Le plus étonnant, c’est la rapidité avec laquelle la bizarrerie est devenue la norme. Très vite, ce sont les assistants de Tunick qui sont devenus « anormaux », parce qu’ils sont les seuls à être habillés.
Tout est superbement organisé. Il est clair que Tunick et son équipe ont une grande expérience de ce type d’événement à travers le monde. Ils sont également très à cheval sur la sécurité. Dès qu’un passant fait mine de prendre une photo avec son téléphone portable, des assistants le repèrent et l’en empêchent.
J’imagine bien la perplexité de ces quidams : vous sortez dans la rue, peut-être un peu éméché après une bonne soirée avec des amis, et vous tombez sur une foule de gens nus et bleus qui a envahi la place principale de la ville !
Un autre moment marquant, c’est quand les organisateurs demandent à tous les participants de se coucher sur le sol. Pendant un moment, l’uniformité de la foule est rompue jusqu’à ce que tout le monde soit allongé par terre. Même chose quand ils se relèvent. Le caractère compact de ces 3.200 personnes peintes en bleu se brise pour un moment, avant de se reformer une fois que tout le monde est debout.
Les suites de l’événement, une fois que tous les participants se sont rhabillés, sont également curieuses. J’aperçois deux dames, la cinquantaine ou la soixantaine, qui traversent la rue devant nous. Elles sont vêtues de façon conservatrice, très respectable. La seule chose qui cloche, c’est la couleur bleue de leur peau. C’est là qu’on réalise que quelques minutes plus tôt, elles se promenaient dans la rue complètement à poil!
Il est également intéressant de constater à quel point les images de chacun des photographes qui ont couvert l’événement perchés sur le bus sont différentes. Nous étions tous là, à photographier la même scène depuis le même endroit, et pourtant la plupart de nos photos ne se ressemblent absolument pas. Cela illustre bien le côté artistique de la photographie, l’importance du regard.
Je fais ce métier depuis presque vingt ans, et je n’avais encore jamais vu une chose pareille. De temps en temps, on assiste à quelque chose qui est tellement différent de ce que vous voyez tous les jours que vous vous dites que vous n’oublierez jamais. C’est exactement ce qui est arrivé avec ces 3.200 nudistes bleus : un des reportages les plus extraordinaires qu’il m’ait été donné de faire.
Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson.